LE CHIRURGIEN LEMPRIÈRE VISITE MARRAKECH EN 1789-90

IL EFFECTUERA DEUX VISITES À QUELQUES MOIS D'INTERVALLE. LORS DE LA PREMIÈRE IL SOIGNERA MOULAY ABSULEM, L'UN DES FILS DU SULTAN CE QUI LUI PERMETTRA DE RENCONTRER LE SULTAN LUI-MÊME SIDI MOHAMMED BEN ABDALLAH ET DE PÉNÉTRER QUOTIDIENNEMENT DANS SON HAREM Où IL EUT DE LONGUES "CONVERSATIONS" AVEC UNE PENSIONNAIRE. LORS DE LA DEUXIÈME VISITE, SIDI MOHAMMED ÉTANT DÉCÉDÉ ENTRE TEMPS, IL RENCONTRERA SON SUCCESSEUR EL YAZID. IL A CONSIGNÉ LA MÉMOIRE DE SES VISITES DANS UN LIVRE ÉDITÉ EN 1791 (TRADUIT DE L'ANGLAIS EN 1802), RÉÉDITÉ EN 1890 (Ed. ALBERT SAVINE), PUIS EN 1911, LOUIS MICHAUD Ed.

Lemprière eut a subir dès les premiers jours les intrigues et les médisances de certains conseillers de la cour du Sultan, mais comme sa médecine eut des résultats rapides et positifs il réussit à garder sa tête sur ses épaules. En attendant d'obtenir l'autorisation de rentrer dans son pays, il demeura plus d'un mois à Marrakech où il put observer la Ville rouge et ses charmes:

"Tous les environs de Marrakech sont bien cultivés. On y trouve des plantations considérables de palmiers et de toutes sortes d’arbrisseaux. La plaine est arrosée par une quantité de petits ruisseaux qui descendent des montagnes. Un grand jardin  que l’empereur fait cultiver avec soin à cinq milles (8 km) au sud de Marrakech et qui est rempli d’oliviers, est un  but de promenade fort agréable.

Quoique Marrakech soit la plus grande des trois capitales de l’empire, elle n’a de remarquable que son étendue et le palais impérial. Elle est entourée d’une forte muraille dont la circonférence peut être de huit milles (13 kms). Cette enceinte est flanquée de grosses tours carrées avec un large fossé. Il n’y a pas dans cette place un seul canon monté sur son affût. Il faut pour y entrer, passer sous de grandes arcades d’un goût gothique. Les portes sont régulièrement fermées tous les soirs.(…)"

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Gravure de J.-C. Stadler d'après un dessin de J.-G. Jackson : Marrakech et l'Atlas. En attendant la photographie inventée à partir du milieu du 19e siècle, il fallait faire appel à la gravure.

"Les mosquées qui sont, après le palais de l’empereur, les seuls bâtiments publics dont on puisse parler, n’ont rien de magnifique. Il n’y en a qu’une bâtie en pierres de taille. Celle-ci a une tour fort élevée qu’on aperçoit à une grande distance de la ville. Les rues de Marrakech sont étroites, sales et mal alignées. On rencontre à chaque pas des maisons abandonnées et tombant en ruines. Celles de la meilleure apparence sont construites de tabby (torchis) et placées au milieu des jardins. Le palais de l’empereur est immense et en mauvais état. Ses murs renferment un espace d’environ trois milles ( 4,8 km) de circonférence. Ce palais est donc presque une ville à lui seul. Il est composé de plusieurs pavillons carrés, bâtis irrégulièrement : les uns sont joints par une maçonnerie ; les autres isolés. Ils portent presque tous le nom de quelque ville de l’Empire. Le plus considérable se nomme ‘douar’. C’est véritablement le sérail, puisque l’empereur l’occupe avec ses femmes. Ce pavillon a une étendue immense. Les autres sont destinés aux personnes du gouvernement chargées de toutes les affaires. Chacune d’elles y est logée. Ils servent aussi pour des parties de plaisir et n’ont rien de commun avec ‘le douar’ Le pavillon que Sidi Mohammed a nommé Mogador, à cause de la prédilection qu’il avait pour cette ville, a un certain air de grandeur et de magnificence. La propreté et l’élégance de ce bâtiment contrastent d’une manière frappante avec le peu de goût et l’irrégularité des autres. On y voit plusieurs beaux appartements.Il y en a un fort grand, pavé en tuiles bleues et blanches et arrangées en échiquier. Le plafond, qui est de bois peint, est très artistiquement sculpté. Les murs de cet appartement sont en stuc. On les a ornés de grands miroirs et de pendules placées avec symétrie dans les châssis de glace. Sidi Mohammed manifestait son goût pour ce pavillon, en s’y retirant souvent, soit pour ses plaisirs, soit pour y expédier ses affaires. Les appartements qu’occupe l’empereur à Marrakech ne sont pas mieux meublés que ceux d’un simple particulier. Un beau tapis, des coussins pour s’asseoir par terre, couverts d’une belle toile, une ottomane et deux petites bergères, voilà tout ce que j’ai vu dans l’appartement de l’empereur de plus commode et de plus recherché."

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Gravure de Brion et Racine: Le palais du sultan attenant à la ville de Marrakech

"Il y a plusieurs jolis jardins dans l’enceinte du palais ; ce qui en fait le plus grand agrément, c’est la quantité d’oliviers et d’orangers qui y sont plantés. Ils sont encore embellis par des fontaines qui coulent en divers sens et qui forment de très beaux bassins. Les jardins extérieurs n’ont d’autre mérite que d’être fort grands. Ils sont remplis d’oliviers. Une croix de saint-André en divise le terrain en quatre parties égales. Le mur qui entoure le palais de l’empereur est si élevé qu’il faut être dans son enceinte pour apercevoir tous les bâtiments qu’il renferme. On ne peut entrer dans cette vaste clôture qu’en passant sous des voutes en pierre de taille. Il faut traverser plusieurs grandes cours pour arriver à la porte du palais. Sidi Mohammed fit faire ces vastes cours pour donner des audiences publiques et exercer ses troupes."

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Gravure de Peter Haas: Audience accordée par le sultan à Host.(1779)

"On y trouve une mosquée bâtie par Moulay Abdallah (1729-1757) père de Sidi Mohammed.  Il y a au-dessus de cette mosquée trois grosses boules qu’on dit d’or massif, mais comme il n’est pas permis de monter à la tour, sur laquelle ces boules sont placées, il faut croire sur parole ceux qui font de pareils contes.

Hors l’enceinte du palais, entre la ville et le quartier des Juifs, on a élevé, au milieu des jardins intérieurs, plusieurs grands pavillons qui servent à loger les frères ou les fils de l’empereur, lorsqu’ils viennent momentanément à Marrakech. La couverture de ces pavillons, qui est en tuiles peintes, leur donne, à une certaine distance, un air de beauté qu’ils perdent dès qu’on en approche."

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Gravure de J.-C. Stadler d'après un dessin de J.-G. Jackson. L'Atlas vu des toits de Marrakech.

"L’hôtel de l’effendi (premier ministre) était un des plus beaux de Marrakech. Il avait deux étages, contre l’usage du pays. Les appartements étaient arrangés avec goût. Ils ouvraient au rez de chaussée sur une cour pavée de tuiles bleues et blanches. On voyait dans cette cour une très belle fontaine. En montant au premier étage, on trouvait un grand balcon orné d’une balustrade peinte de plusieurs couleurs. Toutes les chambres avaient une ouverture sur ce balcon. Les bains chauds et froids de cet hôtel réunissaient tout ce que l’on pouvait souhaiter en commodités et en agrément. Dans les jardins de l’effendi, il y avait un grand pavillon où l’on allait à couvert en passant par une longue galerie fort étroite dont la voûte était une espèce de marqueterie faites en tuiles de différentes couleurs. Le fond du pavillon était tout en glaces. Tous les appartements de l’hôtel dont je viens de parler avaient des tapis superbes, beaucoup de glaces et des pendules d’un grand prix. Les lambris étaient sculptés et très bien peints. Enfin cet hôtel m’a paru au dessus de tous les autres bâtiments mauresques. Je crois que c’est le seul qui mérite l’attention du voyageur. Le reste de la ville ne présente que l’aspect d’une cité misérable et déserte."

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Femme marocaine et blanchisseur au travail

Gravures de Peter Haas sur des indications du Danois Host (1779)
 

"L’Alcayceria est un quartier séparé où l’on vend les belles étoffes et toutes les marchandises précieuses. Les boutiques, où on les voit, sont pratiquées dans le mur qui fait face à la rue. Un homme assis et ayant les jambes croisées atteint, sans se déranger, les choses qu’on lui demande, toutes ses marchandises étant à sa portée. L’acheteur reste debout dans la rue. Ces boutiques, ou plutôt ces niches que l’on retrouve dans toutes les villes du Maroc, suffiraient pour donner une véritable idée de la nonchalance des Maures. Il y a trois marchés par jour dans différents quartiers, et deux fois par semaine, où se vendent les bestiaux et les chevaux (…)des canaux de bois servent à conduire dans la ville l’eau des fontaines dont les bassins sont remplis."

"La mosquée est un bâtiment carré, construit des mêmes matériaux que les maisons. Elle est précédée d’une cour, autour de laquelle sont de grands portiques. Cette cour ressemble, à quelques égards, à la Bourse de Londres. Au milieu est une belle fontaine qui fournit l’eau à un joli ruisseau qui coule tout le long des portiques. C’est là que les fidèles croyants exécutent la cérémonie des ablutions. Les portiques sont faits de tuiles bleues et blanches, arrangées en échiquier. Ils sont garnis de nattes sur lesquelles les Maures s’agenouillent pour réciter leurs prières. Dans la partie de la mosquée qui est le plus en vue des assistants, est un pupitre faisant face à l’est. Le taleb se place à cet endroit pour prêcher. Les maures n’entrent jamais que nu-pieds dans leurs temples. Ils laissent leurs sandales à la porte. Au dessus des mosquées s’élève une tour carrée. Les talebs montent au sommet à des heures réglées, hissent un pavillon blanc et appellent le peuple à la prière. La voix partant d’une grande élévation se fait entendre de fort loin…"

Ces quelques paragraphes sont extraits de la traduction par M. de Sainte-Suzanne en 1801 du livre de Lemprière: A Tour from Gilbraltar to Tangier, Sallel, Mogodore, Santa Cruz, Tarudant and thence over Mount Atlas to Morocco.
Ce livre comporte d'autres pages intéressantes sur la vie marocaine vue par un européen il y a plus de deux siècles. Mais finalement qu'est ce qui a le plus changé ?