LYCEE MANGIN - JEAN PIERRE KOFFEL DISPARAIT
UN JEUNE ÉLÈVE DU LYCEE MANGIN ACCEDE AU PARNASSE DES POÈTES
Jean-Pierre KOFFEL est mort à 78 ans ce 2 novembre, il a été enterré le 6 à Kénitra, dernière étape de son Tour du Maroc commencé à sa naissance à Casa en 1932 et à Marrakech jusqu'au bac. Le blog exprime toute sa sympathie à ses proches et à ses amis.
Le même 6 novembre Mahi Binebine, remporte le premier prix littéraire de la Mamounia avec son roman Les Étoiles de Sidi Moumen paru aux éditions Flammarion. Ce livre raconte l’histoire d’un groupe de jeunes enfants tous originaires d’un même bidonville et ayant pour ambition de devenir footballeurs.
Jean-Pierre a obtenu le prix du Maroc de poésie en 1947 pour un poème paru dans la Vigie marocaine. A l'époque il étudiait au lycée Mangin. Ce prix fut le départ de toute une vie vouée à la littérature. Laissons le égrainer quelques uns de ses souvenirs et observons la naissance d'une vocation.
Serpolet ! Je n’ai guère utilisé ce mot dans ma vie. Il me plaît, et je ne sais pas très bien ce qu’il désigne. Ils sont nombreux, les mots qui me plaisent – et dont je ne connais pas toujours le sens. Je viens de le trouver, ce jeudi 15 février 2001, dans une grille de “Télé 7 jeux”, où il est défini ainsi “Variété de thym”. J’aime aussi le mot thym, surtout pour la façon dont il s’écrit, avec cet “h” et cet “y” et ce “m” final purement étymologique. Mais je sais un peu mieux ce qu’est le thym, zaatar en arabe, azoukenneÿ en berbère, et je devrais bien m’en servir pour soigner mes bronches en infusions et en inhalations – tel est le conseil d’Ughetta. Le miel de thym, l’un des plus fameux de la Berbérie, surtout celui, de toute éternité, des Ida Ou Tanant !
Mais revenons au charmant serpolet. Je devais avoir 13 ans par là (comme disait Monsieur Robert) lorsque le mot est entré dans ma vie, par la porte magique de la poésie. C’était donc à Marrakech et, si je calcule bien, en 1946 ou en 1947. (...)
Je devais donc être en quatrième au lycée Mangin de Marrakech – dont les locaux sont actuellement occupés par le lycée Ibn Abbad – et le seul cours qui ne m’ennuyait pas était le cours de français. Je suppose que je lisais beaucoup, puisque je fréquentais la bibliothèque du Harti – il faudra que j’en reparle. Je n’étais bon ni en orthographe, ni en grammaire, ni en latin, ni en grec, pas très doué en explication de textes (exercice où j’ai beaucoup appris à écouter mes professeurs quand ils étaient bons, comme Monsieur Clerc et, bien plus tard, Gabriel Germain), assez médiocre en histoire (trop de choses à mémoriser), peu intéressé par la géographie, nul en dessin et poussif en solfège, bon en sciences naturelles quand le professeur était bon (oh, Madame Visconti !), finalement mauvais en arabe (par la grâce d’un professeur réactionnaire, Monsieur Vincenti, un ancien officier des Affaires indigènes, paraît-il) et farouchement hostile à tout le reste, essentiellement à cause de ce que j’appellerais la brutalité pédagogique, une vraie mère pour les profs de maths-physique-chimie. En conclusion de ce tour d’horizon peu joyeux, je n’étais bon qu’en rédaction. (...)
J’écrivais. Pour moi, puisque je ne le montrais à personne, ni dans la famille, ni en dehors de la famille, ni à mes professeurs qui devaient avoir suffisamment à faire avec les copies de leurs élèves – nombreux. Si je n’aimais pas beaucoup l’exercice qui s’appelait récitation , p arce qu’il forçait la mémoire – vingt vers de Corneille, de Virgile, d’Homère ou dix lignes d’un auteur arabe, comme le début de Jaoudar-le-pêcheur, un conte des Mille et une nuits – , par contre, j’aimais bien les textes eux-mêmes qu’il nous fallait apprendre “par cœur” (quelle belle expression !) et je dois bien admettre aujourd’hui que c’est grâce à ce procédé barbare que je peux encore décliner du La Fontaine, du Hugo, du Racine et même du Cicéron. Tout cela pour dire que j’aimais la poésie et que j’en ai écrit dès la classe de quatrième, peut-être avant – mais je n’en ai pas souvenir. Je l’ai dit, je ne montrais ces textes à personne (plus tard, je devais les montrer à Monsieur Clerc, mais c’était en seconde, et puis, bien sûr, au docteur Henri Demacon ; nous en reparlerons, in chaa llah. (...)
Le quotidien casablancais La Vigie Marocaine– le fleuron de la presse Mas, colonialiste par excellence, Mas étant le nom du patron de cette presse qui comprenait aussi Le Petit Marocain –, que l’on trouvait dans tous les kiosques de Marrakech en fin d’après-midi, car c’était un quotidien du soir, avait tous les mercredis une page intitulée La Vigie des jeunes. Je ne sais plus très bien de quoi étaient faits les deux tiers de cette page, car je ne m’intéressais qu’au tiers restant, Le coin des poètes. Le coin des poètes était animé par un certain “Monsieur Domisol” et les lecteurs ne devaient pas savoir qui se cachait derrière ce pseudonyme – il y avait fort peu de chances que quelqu’un s’appelât de son vrai nom Domisol. Monsieur Domisol recevait des poèmes, en principe de lecteurs appartenant à la catégorie “jeunes”, puisqu’on était dans la page des jeunes, et les publiait, s’il les jugeait dignes de publication (...)
Je lisais donc cette page du mercredi de La Vigie Marocaine et j’étais impressionné par les commentaires de Monsieur Domisol que je percevais comme un super-professeur ; à l’époque, la poésie, c’était encore l’imitation de Victor Hugo, d’Anna de Noailles, de la tendre Marceline, de Marie-Noël, d’Albert Samain, de Théophile Gautier, du délicat Henri de Régnier (poètes qu’on a tendance à oublier ces temps-ci), mais l’on n’était pas insensible (Monsieur Domisol le tout premier) aux nouvelles formes d’expression poétique qui ont fini par occuper tout le terrain. Le gamin que j’étais ne se posait pas toutes ces questions et n’avait pas non plus à sa disposition le bagage pour écrire de la poésie ; un élève de quatrième n’avait que de vagues rudiments, concernant la rime, les coupes et la métrique. J’envoyai donc un jour mes productions, recopiées aussi proprement que je pus de ma grosse écriture Sergent Major, à Monsieur Domisol, Coin des poètes, Vigie des jeunes, La Vigie Marocaine, boulevard de la Gare, Casablanca.(...)
J’avais dû envoyer mes premiers textes sans donner mon adresse (à l’époque, 30 rue du docteur Madeleine, devenu, plus tard, Picheral, le bon docteur Madeleine qui me faisait penser, allez savoir pourquoi, à un personnage de Victor Hugo, ayant cédé sa place à un administrateur civil qui sans doute venait de décéder) ; peut-être même n’avais-je joint à mon envoi aucune lettre d’accompagnement ; mes premiers poèmes étaient peut-être partis comme dans une bouteille à la mer (...) Je n’avais donné à Monsieur Domisol – il usait bien d’un pseudonyme, lui ! – ni mon nom, ni mon adresse – la ville se verrait bien sur le cachet de la poste –, mais j’avais signé Lierre.
Lierre. Pourquoi lierre ? Tout d’abord, parce que j’aimais beaucoup le lierre ; j’aime toujours. J’aime les grimpants et, dès que j’ai pu, j’en ai collé sur tous les murs qui me sont passés sous la main (...) Oui mais voilà : comment avais-je écrit Lierre ? Avais-je mis un malencontreux accent sur le premier “e” ? Avais-je formé les deux “r” de façon qu’on pouvait les prendre pour un “vr” ? Ou simplement, ai-je été victime de la mauvaise écriture des autres qui entraîne certains lecteurs à des rectifications, à des réajustements, à des redressements ; venant de Monsieur Domisol, cela paraît à peine croyable ; c’est donc que j’avais mal formé mes lettres et que j’avais bel et bien collé ce fichu accent superfétatoire. Quoi qu’il en soit, Monsieur Domisol a lu Lièvre. Lièvre était né.(...)
Lorsque je vis mon Lierre remplacé par un Lièvre, je ne protestais bien sûr pas ; j’étais bien trop content d’être admis dans Le coin des poètes de La Vigie des jeunes dans ce journal cossu qu’était La Vigie Marocaine, agréé par Monsieur Domisol en personne, aux côtés du prestigieux Jean-Pierre Cuny. Il y avait toujours un petit commentaire de deux ou trois lignes en italique de Monsieur Domisol sur chaque poète, ou du moins auteur de textes considérés comme poèmes par leurs auteurs. J’avais eu droit à quelques paroles de bienvenue et mon pseudonyme avait été accueilli favorablement par Monsieur Domisol. C’est lui qui, un jour, je ne sais plus dans quel contexte, me parla de thym et de serpolet. (...)
Il n’y avait pas de mercredi sans qu’on ne vît publiés un ou deux, voire trois, poèmes signés Lièvre. Lièvre était devenu une espèce de vedette sans visage. Mes camarades de classe ne savaient pas que j’étais Lièvre, mais lisaient-ils La Vigie Marocaine ?
Voilà donc comment Lierre est devenu Lièvre, comment Monsieur Domisol est entré dans ma vie, comment je suis devenu poète – je n’avais pas le choix d’autre chose – et voilà pourquoi le mot serpolet est un mot déclencheur. Le thym et le serpolet, joli couple en vérité, et si cher à mon cœur ! (...)
Depuis mes premiers poèmes naïfs qui remontent à mes treize ans – un vers, “mes mains sont vertes du sang des fleurs”, m’est resté en mémoire –, jusqu’à ce j’atteigne la classe de seconde, j’avais fait des progrès, du moins avais-je appris la versification. Le gentil poème enfantin qui m’avait valu en 1947, je crois, le Prix du Maroc – le deuxième nommé était un certain Driss Chraïbi – appartenait à une période que j’avais dû renier, comme j’ai d’ailleurs renié par la suite pratiquement toutes les périodes qui se sont succédées dans mes tentatives d’écriture poétique, au fil des influences. En classe, on nous faisait des cours de versification ; Monsieur Couderc, en 3e, nous avait même donné une rédaction à composer entièrement en alexandrins, un lever ou un coucher de soleil sur la montagne ou sur la mer ; on nous enseignait, hélas, la métrique grecque, la métrique latine – je n’étais franchement pas doué – , la métrique arabe – il ne m’en reste rien – ; l’examen des coupes, des césures, des rimes, des rythmes, des sonorités, des antithèses, des allitérations, du volume des mots, des élisions, des dentales, ou des sifflantes, ou des labiales, de l’ouverture ou de la fermeture des voyelles, et d’autres procédés de l’écriture poétique, faisait partie de l’explication de texte telle que Monsieur Clerc la concevait. On n’expliquait pas Phèdre sans passer d’abord par l’étude des techniques mises en œuvre, aussi bien pour la construction de l’ensemble que pour la mise au point exacte du plus petit détail. Bien évidemment, mes professeurs, Monsieur Clerc surtout en seconde, m’ont enseigné ce que, me semble-t-il, on n’enseigne plus. (...)
Moi, j’en étais à faire des sonnets. Sur des sujets bucoliques, que m’inspirait la montagne marocaine, ses vallées, ses bergers, ses bois – n’y avais-je pas trouvé, du côté de Sidi Farès (quelle poésie dans ce mot-là !), entre Tahannaout et l’Oukaïmeden (la première piste d’accès à cette station de ski passait par là), un bois, que j’avais appelé le bois sacré, comme le lucus des Latins ? –. Sans doute, les poèmes que je lisais dans Le coin des poètes m’inspiraient-ils aussi, comme ces petites pièces verlainiennes que certaines dames aimaient composer. Toujours est-il que j’entrais dans une période de production dont j’ai conservé peu de traces. (...)
. Le Condamné à mort de Jean Genet, pour ne prendre que cet exemple, est d’une facture classique impeccable. Qu’on en juge par cet extrait, que je cite de mémoire, aidé par la musique composée sur le texte (1954) par Hélène Martin et par l’interprétation de Marc Augeret (ne pas oublier non plus celle, bouleversante, de Jacques Douai) :
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes,
Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
On peut se demander pourquoi les cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.
Parfait. Ce texte fait partie de ceux que je sais par cœur, ce qui est le cas de ceux qui ont été mis en musique, par Léo Ferré notamment.. En 1948 (le poème est écrit à Rabat, en août) j’ai écrit le poème suivant (j’allais avoir 16 ans en novembre et le personnage qui me l’a inspiré est un petit garçon berbère un peu carte postale, souriant, vendant des ballons dans les rues du Guéliz. À moins que ce ne soit dans celles de Rabat , cela est même plus probable (les chaleurs à Marrakech étant difficilement supportables, mes parents avaient pris l’habitude, depuis la fin de la guerre, de louer un appartement à Rabat, laissé vacant par leurs propriétaires français partis passer l’été en France ; à l’époque, les vacances scolaires duraient vraiment trois mois, du 30 juin au 1er octobre, jour de la rentrée ; en 1948, il n’était pas question pour nous d’aller en France, où les liens avec la famille de ma mère n’étaient pas encore rétablis – la guerre et des décès de personnes âgées, dont celui de ma grand-mère en 1945, avaient contribué à distendre ces liens – ni surtout pas en Italie, où M. Calvaruso mon beau-père n’avait aucune famille ; c’était surtout mon petit frère Gilbert, né en 1944, que l’on cherchait à mettre à l’abri des grosses chaleurs de Marrakech ; j’en reparlerai). Quoi qu’il en soit, cet Enfant au ballon qui est un sonnet, a été écrit en août 1948 (quelle merveilleuse idée que d’avoir indiqué la date ! il faudrait toujours le faire), c’est-à-dire au sortir de la classe de troisième, donc avant d’être l’élève de M. Clerc, et cela m’étonne aujourd’hui, car je dois tant à cet homme que je pensais lui devoir ce poème. Eh bien ! non, c’est bien à l’enseignement de Mademoiselle de Mazières (que j’ai eue deux ans de suite, puisque j’ai doublé ma quatrième ; ses élèves, qui ne la respectaient pas beaucoup, l’avaient surnommée “Maz-Maz”) et de M. Couderc que je dois ce poème ; M. Couderc enseignait la versification comme s’il eût enseigné le code civil, et c’est vrai, hélas ! qu’il y a un peu de code civil dans la versification. Voici donc cet Enfant aux ballons :
Moi ! Qui je suis ? Mon nom ? Celui que vous voudrez !
Je suis sale, gracieux et fier de ma guenille ;
Mon teint est noir, mon ventre creux, mes pieds légers,
Mon crâne est ras, ma tresse y saute et mes yeux brillent.
Je porte des ballons, de beaux ballons légers ;
Ils sont propres et neufs, plus beaux que ma guenille !
Je vous les vends ; tenez ; tous ceux que vous voudrez !
Laissez-moi celui-ci au vert reflet qui brille.
Je l’aime, vous savez. Oh ! mais, laissez-le moi !
J’en aurai un semblable, oui, mais une autre fois...
Je l’aime, vous savez : il ressemble au mystère.
Je le comprends, moi seul, moi seul, il est à moi.
Je voudrais qu’il m’entraîne encore une autre fois
Dans la cascade ailée, au-dessus de la terre.
Il y a beaucoup d’imperfections dans ce sonnet, de fausses rimes, un mélange de rimes singulières et de rimes plurielle, une “cascade ailée” qui n’est pas d’un très heureux effet, mais ces erreurs, ces infractions, devenaient des libertés à la mode et l’on peut louer l’extrême simplicité de ce poème, en rapport avec l’âge de son auteur (15 ans et demi) et la beauté de ce personnage : un enfant, précurseur de ceux qui vont jalonner mes écrits à venir, un enfant rêveur, souriant, à peine matériel ; déjà, au sortir de ma propre enfance – que je ne voulais pas quitter, que j’ai quittée à regret – j’avais la nostalgie de l’enfance, ce sentiment de la supériorité de l’enfant. Le héros de ce poème, avant d’être un petit Marocain de 1948 (sale mais gracieux, ventre creux parce que mal nourri mais les yeux brillants de bonheur, d’intelligence, de joie de vivre, le teint noir, les pieds légers parce que mal chaussés ou pas chaussés du tout, vêtu d’une guenille, crâne ras avec une tresse dite queue de rat, pauvre puisqu’il vend des ballons et sans doute orphelin ou presque, puisque, avec des allures campagnardes, il évolue dans une ville) est d’abord un enfant tout court, et, pour de bon, une préfiguration de mes héros enfants, et, de toute façon, la preuve que mon amour pour les enfants, mon émotion face à l’enfance ne datent pas d’hier. (...)
Revenons à cet Enfant aux ballons. Je l’ai envoyé à M. Domisol qui l’a publié. Évidemment, aujourd’hui je ne me souviens absolument plus de tout cela, ni du commentaire du Maître, s’il y en avait un, ni de la date à laquelle cet envoi a été fait ni de celle à laquelle le texte a été publié dans La Vigie Marocaine. Ce dont je me souviens, c’est que, à quelques temps de là, comme on dit si joliment, j’avais droit dans Le courrier des poètes signé M. Domisol à une petite invite qui disait en substance : “Lièvre : Envoyez votre adresse que je vous fasse parvenir une lettre qui vous intéressera.” J’ai dû être intrigué par ce message lapidaire et suffisant et sans doute flatté que “ce bon Monsieur Domisol” m’ait consacré pour cette affaire une précieuse ligne et demie dans l’espace imparti chaque mercredi à son Coin des Poètes. Qui pouvait bien m’écrire et pourquoi ? (...)
Je fis donc ce qui m’était demandé et indiquai à M. Domisol mon adresse, mon prénom et mon nom, qu’il allait donc connaître, car il n’avait pas cherché à savoir qui était ce Lièvre. J’attendis et bientôt – une semaine – je reçus une lettre expédiée de Casablanca : l’enveloppe contenait un tout petit mot signé “Charles Penz, alias M. Domisol”, qui se contentait d’accompagner en l’annonçant une lettre à lui destinée d’un certain Docteur Henri Demacon d’Agadir. La lettre du Docteur Demacon ne m’était donc pas adressée et j’éprouve encore aujourd’hui un certain malaise à l’idée qu’on puisse ainsi se défaire d’une lettre qu’on a reçue. Bien évidemment, M. Domisol, alias Charles Penz, avait déjà répondu au Docteur Demacon et une correspondance devait s’installer entre les deux hommes, qui se sont même rencontrés, et même une fois en ma présence, à Agadir, chez le docteur. En gros, le docteur Demacon écrivait à M. Domisol – dont il ne savait pas non plus qu’il était Charles Penz – qu’il admirait L’enfant aux ballons, mais que cela n’était pas bien de tromper le monde et de publier des textes d’adultes dans une page destinée à ne recevoir que des productions de jeunes. La Vigie des Jeunes devait être réservée aux jeunes, pensait en substance le Docteur Demacon , en avance sur son temps, car l’époque n’était pas du tout à faire du jeunisme. M. Domisol a dû “sourire finement”, comme il aimait à dire, et estimer que la meilleure réponse à faire au Docteur Demacon était de nous mettre en rapport tous les deux : lui, ayant vu mon écriture et son évolution – mon écriture aux deux sens du terme d’ailleurs – savait très bien que j’étais un gosse dont il surveillait les progrès de haut et de loin – ainsi voyais-je les choses. Je n’ai plus aujourd’hui aucune de ces lettres. Misère !
J’ai évidemment écrit au Docteur Demacon – un docteur ! – et lui ai donné mon âge : quinze ans, bientôt seize , mes nom et prénom, le fait que j’étais élève de seconde A (donc latiniste et helléniste) au lycée Mangin. S’en est suivie une immense correspondance assortie d’une exceptionnelle amitié qui dure encore par-delà la mort du Docteur en 1958.
Donc le docteur était venu voir le pasteur de Mondenard à Marrakech, soit qu’il fût descendu chez lui, soit qu’il eût pris une chambre dans un petit hôtel de la médina (il y en avait tout plein dans les environs de Jmaa el Fna ou carrément sur la place) et il en avait profité pour faire ma connaissance de visu. Je ne sais pas ce qu’il a pensé de mon physique – lourd et boutonneux, me semblait-il, mais j’ai toujours détesté les miroirs – ; pour moi, j’étais plutôt déçu : il ne correspondait pas à l’image que je me faisais d’un docteur et ne ressemblait à aucun de mes professeurs : nulle austérité, aucun souci de sa personne – à part les devoirs de la propreté –, un air plutôt tête en l’air.
Jean-Pierre KOFFEL terminait son livre de souvenirs Au jour les jours, par le paragraphe ci-dessous, où il fait se rencontrer le jeune élève de quinze ans qu'il était avec le vieux monsieur qu'il est devenu. Quelles splendides retrouvailles !
Lundi 1er novembre 1948 C’est aujourd’hui la Toussaint. La Toussaint 1948 n’est pas à Marrakech un jour triste, gris, brumeux. Non. Le ciel est bleu, les arbres ont jauni et commencent à peine à perdre leurs feuilles. On entend encore les oiseaux. Somme toute, il fait beau temps. Nous avons été hier sur la tombe de Monmère. Elle n’est pas bien belle. Nous l’avons fleurie de quelques chrysanthèmes. C’est la fleur traditionnelle. Ça lui a peut-être fait plaisir, à Monmère. Mais je ne crois pas, si elle a le privilège de vivre, invisible, que ces grosses têtes ébouriffées et de toutes les couleurs que sont les chrysanthèmes, je ne crois pas qu’elles l’ont plus émue qu’une simple et affectueuse pensée. Comme c’est beau tout ce cimetière orné, ce silencieux respect devant la mort. Une coutume. On la suit. Les tombes de marbre reluisent, les vases funéraires resplendissent. Les chapelles nous paraissent attrayantes, ces petites demeures calmes et fraîches. Cette petite ville des morts. Cette petite ville où l’on se retrouve un jour, qui grandit progressivement. Cette autre Marrakech ! Cela n’a rien d’effrayant, un cimetière.
© Photo Hassan Azdod, ami de JPK - Cimetière européen de Marrakech
Al Bayanne-Khalil e-marrakech Al Bayane-Rchid
LE MAROC DOIT BEAUCOUP À JEAN PIERRE KOFFEL, BEAUCOUP DE PERSONNES POURRAIENT LE DIRE DE MANIÈRES TRÈS DIFFÉRENTES ET RICHES. LE BLOG ACCUEILLERA VOLONTIERS EN COMMENTAIRES LES HOMMAGES QUI SERONT FAITS À CET ANCIEN ÉLÈVE DU LYCÉE MANGIN ET AUX SOUVENIRS DE SES PROFESSEURS