DEUX TÉMOIGNAGES: DOCTEUR M.JACCOUD ET DOCTEUR CUNEA

Thérèse Zrihen-Dvir nous a déjà fait le plaisir de partager deux de ses contes avec nous.  Ses "Contes du Mellah de Marrakech" devraient être bientô publiés. Elle nous annonce la bonne nouvelle, son livre est en bonne voie d'être édité. Elle nous préviendra de sa sortie et nous confie l'histoire d'une de ses aventures de petite fille : Les petits canaris. Ce récit sera suivi du témoignage de Sarah Leibovici sur le docteur Cunea et sa femme Haïa. Nous espérons d'autres témoignages sur les médecins, pharmaciens et personnels de santé de Marrakech pour une publication ultérieure. Une liste de médecins est déja présente sur ce blog à la page du 13 fevrier 2009.

Les petits canaris

Ma mère était une excellente couturière qui travaillait à la journée chez différentes familles, avant d'être employée à temps plein par un hôtel. Ses clients étaient pour la plupart, des gens huppés d'origine française, résidant dans ce quartier "aristocrate" de Marrakech (proche de la Place Charles de Foucauld). De magnifiques villas reliaient la Médina (Le quartier Arabe) et le Guéliz (la ville européenne). Ces dernières appartenaient généralement à des familles françaises. La plus imposante, je m'en souviens parfaitement, était la demeure des Jaccoud (Dr. Jaccoud).

Ma mère avait l'habitude de me traîner avec elle chez les Jaccoud lorsque ma grand-mère, vaquant à d'autres occupations,  ne pouvait assurer ma garde.  Mon aventure avec les canaris de la famille Jaccoud tint place lorsque j'atteignis l'âge vénérable de quatre ans. Les Jaccoud avaient trois filles, et Laure, la plus jeune, était née le même jour que moi, une décennie plus tôt. Les Jaccoud fêtaient nos anniversaires conjointement. C'étaient des jours joyeux, pétillants de bonheur où l'on n'épargnait ni les jeux, ni les cadeaux et ni les rires.

64Laure987652Laure Jaccoud à gauche avec A.Marian et Ghyslaine Mirgon

 

Ceinturée de vastes jardins et d'arbres géants, la villa des Jaccoud s'étendait sur un terrain immense. Le personnel employé, principalement marocain, s'occupait de la cuisine, de la buanderie, du jardin et du nettoyage de leurs terrasses spacieuses. Le domaine de ma mère chez les Jaccoud se limitait à une chambre au deuxième étage, meublée d'une machine à coudre rutilante, d'une table, d'un fer à repasser dont elle se servait dès qu'elle entamait la finition des robes et des chemises qu'elle avait coupées au préalable.

Le rez-de-chaussée servait de cabinet médical au Docteur Jaccoud. Au bout d'un corridor interminable, il y avait une très jolie véranda garnie d'une multitude de chaises, d'une table et d'une variété de pots ravissants débordant de fleurs. Le centre d'intérêt était une cage pleine de petits canaris jaune-poussin, qui me fascinaient chaque fois que j'accompagnais ma mère chez les Jaccoud. J'avais bien entendu, été prévenue de ne pas y toucher. Mais quel enfant obéit donc aux ordres de ses parents ?

Il y avait deux places où j'aimais folâtrer : Les placards des filles Jaccoud et le jardin. Comment pouvaient-ils appeler cette «presque juungle» un jardin ? Les nombreuses petites allées qui le coupaient étaient ourlées de masses de fleurs multicolores et de plantes tropicales. J'adorais gambader dans ces ravissants petits passages et sonder les grosses touffes d'herbe à la recherche de quelque rare spécimen de papillons. Je retournais de mes escapades les bras chargés de fleurs dépareillées que j'avais impitoyablement déracinées.

Mes ravages contrariaient-ils les Jaccoud ? Sans doute. Mais, ce qu'ils craignaient surtout était une rencontre fâcheuse avec la gente de reptiles et autres rampants peuplant leur jungle. Les Jaccoud insistaient à ce que le jardinier me talonne dans mes vagabondages. Sa tâche devenait plus fâcheuse quand je trébuchais sur un caillou saillant et me blessais le genou.

Las de me courir après, en ce jour mémorable, le jardinier  me mit sous clef dans la véranda où la cage aux canaris était suspendue à un long crochet. Laure vint me voir et me proposa de m'initier aux patins à roulettes. Cela m'intrigua au début, mais dès que j’en fus chaussée, j'eus un mal terrible à me redresser. Son hilarité me fit pleurer sans pour autant me décourager. Je repartis à nouveau pour retomber lamentablement comme une masse. Laure remit les patins à la servante, une douce musulmane noire et dodue qui travaillait chez les Jaccoud depuis la naissance de leur première fille. Celle-ci était vraisemblablement très habile malgré son poids étonnant. Elle nous offrit une belle performance en descendant les marches d'escalier sur les patins à roulettes, sans glisser. Cela évidemment, n'améliora pas mon humeur, et maussade, j'étreignis ma poupée pour me redonner un peu de contenance. L'ennui et la fatigue eurent facilement raison de moi. Je m'assoupis après avoir grignoté une petite gaufrette et malmené mon ballon.

Laure me laissa seule dans la véranda, endormie sur une chaise, la tête reposant sur mes bras pliés sur la table.

La journée s'annonçait belle et chaude et dans le ciel, le soleil dardait ses rayons lumineux inondant la véranda d'une clarté éblouissante. Je ne me souviens vraiment pas si j'étais éveillée ou si je rêvais, mais je me revois grimper sur une chaise et tenter d'accéder à la cage aux oiseaux. Je mourrai d’envie de les caresser, mais les canaris ne semblaient nullement apprécier l'intrusion de mes doigts qu'ils fuyaient dans un grand fracas de pépiement. Tous les petits canaris se réfugièrent dans un coin, dans un désordre indescriptible et un vol de plumes.

« Décidément, » me dis-je, « je n'ai aucun succès aujourd'hui. » Je désirais sottement tenir un oiseau dans mes mains et étais déterminée à y parvenir, qu’importait le prix. Cette fois-ci, je n'hésitai plus, je saisis la cage de mes deux mains et la secouai pour la libérer du boulon qui la suspendait au plafond. Dans ma lutte je faillis perdre l'équilibre.

« Et si je montais sur la table ? J'aurais meilleur accès au boulon, » songeais-je. Je me mis immédiatement à l'œuvre, mais la cage était solidement écrouée à ce maudit boulon qui l'empêchait de tanguer ou de se dégager. L'unique solution qui me restait était d'ouvrir la petite porte de la cage et de saisir les canaris directement. Sitôt dit, sitôt fait. Avant même d'avoir eu le temps d'en effleurer un, tous les canaris s'échappèrent à tir d'aile. Ils tournèrent d'abord en cercle autour de ma tête, avant de gagner le jardin et de disparaître dans les cieux.

Je me mis à pleurer tout en me démenant pour les rattraper. Du jardin, j'entendis la servante hurler et courir après les canaris, mais sans grand succès. En quelques secondes, ils s'étaient dissous dans l'air. Puis un incroyable va et vient commença dans la maison. Le Docteur Jaccoud sortit de son cabinet pour s'enquérir de la cause de tout ce chahut.

« Les canaris se sont sauvés, » dirent en chœur le jardinier et la servante.

Mme Jaccoud arriva aussi et essaya de calmer tout son petit monde. J'avais une peur terrible de la réaction de ma mère lorsqu'elle sera mise au courant de mes méfaits. Colère et mécontentement étaient palpables sur le visage de Mme Jaccoud. Quant à Docteur Jaccoud, il éclata d'un rire sonore à la vue de la déconfiture de sa femme et dit,

« Ma chère, les oiseaux sont faits pour être libres. Les tenir en cage est un crime. Seuls les yeux d'un enfant et sa sensibilité peuvent discerner leur besoin de liberté. Notre jeune invitée a fait ce que nous aurions dû faire depuis très longtemps. » Puis, il se dirigea vers moi, me caressa les cheveux et appela sa fille Laure pour lui demander de s'occuper de moi et m'offrir une friandise.

« Je voulais simplement caresser les canaris, » avouai-je doucement à Laure, une fois dans sa chambre.

Laure éclata de rire  et me répondit,

« Chut, tu ferais mieux de garder cela pour toi, petit démon. Autrement, tu te feras sérieusement gronder, » me dit-elle en me serrant doucement dans ses bras. 

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Laure en 2009 lors du Moussem d'Avignon

 

 

Le docteur O. CUNEA et sa femme Haïa

Le blog a deja présenté une photo du docteur Osvie Cunea en même temps que celles de certains de ses collègues. Nous avions à l'époque de ce premier article peu d'informations sur le Docteur Cunea. Grâce à l'aimable  autorisation de Joseph Dadia. Président-fondateur de l’Association des juifs de Marrakech nous pouvons reproduire pour les marrakch'amis un texte de Sarah Leibovici paru dans « Le Bleu du Firmament »    Le trait d’Union - nov.-déc. 1987. 

 Fille de Nuhim Rosenfeld et de Rosalie Fefer, Haïa naquit à Kagul, le 15 septembre 1899. Russe lorsqu’elle vit le jour et Roumaine à sa majorité, sa Bessarabie natale devait finalement être absorbée par l’URSS après la seconde guerre mondiale. Mais depuis longtemps elle l’avait quittée pour ne plus jamais y revenir. Car à la montée du nazisme, elle et son cousin Osvie (ou Ovsei) CUNEA faisaient leurs études de médecine à Montpellier. Ils s’aimaient. Lui venait de les terminer. Elle, les interrompit pour l’épouser et le suivre au Maroc, là où flottait le drapeau français et pouvait se construire un avenir, dans la sérénité. En 1934, c’eût été une folie que de rentrer chez soi ! (note pour donner plus de précisions: après Montpellier en 1930, le Dr Cunea fit une année à Bucarest. Puis revint en France, interne des hopitaux de Perpignan, alors que Haïa était encore étudiante en médecine.)49cunea38

Avaient-ils choisi Marrakech pour sa seule réputation de beauté, l’ocre et le rouge des murailles, la palmeraie de ce haut lieu du monde, ou parce qu’un confrère roumain de leurs amis y avait élu domicile ? Les autorités du Protectorat ne leur auraient-elles pas conseillé elles-mêmes cette ville plutôt que Casablanca, laquelle, par son essor, attirait d’abord irrésistiblement ?

À Marrakech donc, capitale du Sud Marocain, commença une autre vie. Ils avaient trouvé à se loger en plein cœur de la nouvelle médina, dans cet immeuble du Pacha où ils voisinaient avec leurs compatriotes, et aussi les Corcos, les Amzallag, les Essiminy, familles de la bonne société juive dont ils devaient peu à peu se gagner l’amitié. La lumière était partout et l’exotisme presque à leur porte, sur la très fameuse place Djemaa El fna. Non loin de là commençait le mellah, si vivant aussi et si surpeuplé, où hélas sévissait la misère…  Une fois dépassés les difficultés du début, la douceur de vivre finit par les envahir.

 Elle, la brune Haïa, était chaleureuse et sociable. Lui, Osvie, trapu et de teint mat, était un homme très réservé que dévorait l’amour de son métier. Il y réussissait, par vocation, dévoué et désintéressé, particulièrement bienveillant pour les pauvres et les humbles. Généraliste, mais aussi gynécologue et accoucheur, il avait su s’attirer la sympathie et la confiance de ses clients, dont certains résidaient à cent kilomètres à la ronde et auprès des quels il accourait, en cas d’urgence, en dépit de l’éloignement. Ainsi sauva-t-il la vie d’une institutrice de l’école de l’Alliance de Demnat, en 1943, quand les cars roulaient au gazogène et que le trajet durait six grandes heures.

En 1946 précisément, le typhus sévissait à Marrakech, une fois de plus. Le danger était réel et tous se souvenaient encore avec tristesse, de la mort de l’instituteur David Gomel, victime de la précédente épidémie, celle de 1938. Là encore, le Dr CUNEA et son épouse purent apprécier le total dévouement des maîtres de l’Alliance et la lutte qu’ils menèrent, au risque de leur vie, pour préserver leurs élèves de la maladie, répandant sur leurs cheveux de la poudre de pyrite et attachant à chacun de leurs poignets des sachets de ce même produit.

L’Alliance était au cœur. Au fil des jours et des années, les CUNEA furent les témoins de l’action quotidienne et patiente de ses éducateurs missionnaires, une centaine au total à Marrakech, qui se partageaient les trois mille enfants, ou plus, de cette communauté de quelques vingt mille âmes, tous comptes faits entre le primaire, le secondaire et l’ école d’agriculture. Comment n’en auraient-ils pas été émus ? Comment ne se seraient-ils pas souvenus au moins que, depuis sa création, l’Alliance Israélite Universelle avait agi, maintes fois, pour le respect des droits de l’homme dans le pays de leur naissance, de l’homme juif, bafoué là-bas, discriminé, voué à la calomnie et aux pogromes, au numerus clausus et à l’expulsion, indésirable étranger qu’il était !

Naturalisé français juste avant le lois infâmes de Vichy, Haïa et Osvie CUNEA s’assumaient d’abord comme juifs, côtoyant l’Alliance, participant aux activités culturelles et aux fêtes organisées dans le cadre de la vie communautaire, aux grands bals de charité, ou mieux de solidarité, dont la fin ultime, au delà de la réjouissance, était de nourrir et de vêtir et de soigner les pauvres…

Mais une peine profonde assombrissait leur vie : tous leurs parents de Bessarabie, proches ou lointains, avaient été déportés et aucun n’était revenu. Après maintes démarches auprès de la Croix-Rouge et d’autres organismes, nul espoir n’était plus permis.. Déjà, entre juin 40 et juin 41, le temps de l’occupation par l’Armée Rouge, des milliers de juifs de la région – chefs de communauté, sionistes influents et autres « suspects » avaient été arrêtés et internés en Sibérie ; ensuite, les nazis et les Roumains avaient massacré et déporté sans merci…

À la mort du Dr CUNEA, survenu très tôt, en 1956, Haïa resta fidèle à la ville qui les avait accueillis et qu’elle aimait, ancrant là son irrémédiable solitude. Le bridge fut un passe-temps, l’amitié un grand réconfort, celle des Amzallag, celle que lui vouèrent jusqu’à son dernier jour Esther et Joseph Israël, admirables, et leurs enfants. Elle s’éteignit le 28 juillet 1974, dans la chaude nuit de samedi à dimanche, à la veille de soixante-quinze ans.

Osvie et Haïa CUNEA possédaient des biens, immobiliers et autres, que la survivante légua à l’Alliance, intégralement, sachant d’expérience qu’il n’était pas de destinataire plus motivé, davantage porteur d’avenir.

Ces enfants de Marrakech, ces générations de juifs de Marrakech la belle, qui avaient tiré si grand profit de l’enseignement dispensé dans ses écoles, avaient symbolisé à ses yeux ce que peuvent l’amour et la volonté d’action. Leibovici_Levt_Sarah

Madame Sarah LEIBOVICI a écrit un livre en reconnaissance et à la mémoire des donateurs de l'Alliance Israelite Universelle « SI TU FAIS LE BIEN » Préface de Jules Braunschvig Ed AIU 1983, 111 pages ISBN-10 : 2902969031         ISBN-13 : 978-2902969036.  C'est aussi l'occasion de souhaiter une BONNE FÊTE DE TOU BICHVAT à tous ceux qui la pratiquent.

Le récit de Thérèse Zrihen-Dvir et peut être aussi l'hommage de Sarah Leibovici pourraient avoir leur place dans la série des Chkoun Ana. En tout cas ils participent des souvenirs autour des médecins qui ont soigné les marrakchis autrefois. Ces récits réveillent en nous des zones lointaines de nos mémoires. Nous aimons ces témoignages. Merci à celles et ceux qui ont des souvenirs concernant nos médecins, chirurgiens, dentistes, etc.. de les partager sur le blog avec les marrakch'amis.