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MANGIN@MARRAKECH
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6 octobre 2015

MARRAKECH S'OUVRE AU PROGRÈS ET AU TOURISME EN JANVIER 1913

La colonne Mangin, revenant du Sous rentre à Marrakech le 10 novembre 1912 et repart vers la tribu des Mesfioua le 14. Elle retournera seulement le 4 décembre dans la Ville rouge et sera présente pour l'accueil du Sultan Moulay Youssef. Nous reproduisons des extraits du récit du capitaine Cornet dont nous avons présenté déjà deux périodes, l'une jusqu'au 7 septembre 1912, la libération de Marrakech, la deuxieme sur le premier mois après la fuite d'El Hiba. La troisième décrit la situation en décembre 1912 et en janvier 1913.

Les illustrations viennent des photographes témoins directs de cette période: Ernest Michel, Pierre Grébert, Limanton, Maillet, ainsi que de Sancan, Félix, Roudnev et de la collection publiée par le capitaine Cornet.

Le capitaine Cornet arrive du bled, franchit le Tensift à gué et entre à Marrakech par Bab Ahmar:

4 décembre: Au trot rapide des chevaux excités par le froid du matin, nous devançons la colonne pour rentrer à Marrakech, dont nous apercevons la majestueuse Koutoubia. L’escorte de chasseurs d’Afrique s’est égrénée peu à peu au passage des séguias franchies sur d’étroits ponceaux. Nous voici sous la palmeraie. Le guide nous fait traverser le Tensift au gué de la zaouïa Ben Sassi; les toits de ce sanctuaire ont les tuiles vertes traditionnelles; l’entrée voûtée, que surmonte une loggia grillée, rappelle le portail de certaines églises. Devant la porte, accroupis contre les hautes murailles de l’enceinte, de pieux Marocains attendent l’heure d’offrir leurs cadeaux de vivres et d’argent au marabout vénéré. Nous continuons notre route à travers les magnifiques jardins du saint lieu, par une allée que bordent des dattiers gigantesques aux lourdes grappes de fruits mûrs.

Voici les immenses fours des potiers et des briquetiers; les scories fumantes s’entassent en montagnes noires à l’extérieur de la ville.

Bab-Ahmar-Roudnev Bab Ahmar - cliché Roudnev

Nous franchissons l’enceinte à Bab Ahmar, traversons le quartier nègre qui borde le palais du Sultan,  les rues animées, bordées de mille boutiques, et, passant sous la porte intérieure de Bab Aguenaou qui fut rapportée d’Espagne, nous voici devant l’impérissable Koutoubia. À la base de cette masse rose, l’harmonieuse ordonnance du cloître étire la simplicité de ses lignes et l’arète horizontale  de ses toits gris vert, que coupent heureusement les alternances des terrasses plates et des  chapiteaux bas. Au-dessus des constructions grises, penchées vers la tour puissante, un palmier dresse dans le ciel bleu sa frêle silhouette noire et son gracieux panache vert. Marrakech! La ville que les hommes bleus conquirent et perdirent! La capitale fameuse de leurs ancêtres, les Berbères Almoravides et Almohades de Youssef ben Tachefine et du sultan noir El Mansour! Les chrétiens, qui, en ces temps reculés, formèrent leur milice salariée, sont aujourd’hui les maîtres. Quelle destinée pour ce peuple berbère qui commanda un empire dont l’Espagne et l’Algérie étaient les joyaux!

Le capitaine Cornet s'étonne et s'émerveille de la Ville rouge et de ses secrets

6 décembre 1912: En circulant dans la ville, je suis entré par méprise dans une zaouïa. Contre un auvent aux colonnes de terre, plusieurs moribonds agonisaient, au grand soleil de midi, sans une plainte, les yeux vitreux, la bouche tordue, le visage couvert de plaies. La plupart étaient des nègres; l’un, entouré d’un essaim de mouches, devait être déjà mort; les autres ne valaient guère mieux. Et les gens passaient indifférents, se rendant à la prière. À deux pas de là, à côté d’étroits tombeaux, la mosquée dressait ses murs soigneusement blanchis et son toit vert surmonté de boules dorées.

10 décembre: Nulle part plus qu’ici le spectacle de la rue est attrayant. J’aime voir les habiles âniers, en croupe sur une de leurs bêtes, conduire à toute allure leur troupeau au chantier; les vaillants bourricots, les oreilles tendues au claquement de langue, se rangent des passants, prennent les tournants, se mettent en file indienne ou s’étalent en troupeau, sans ralentir leur train. On les voit repasser peu après, trottinant péniblement sous la lourde charge de briques, de terre ou de pierres à chaux dont est bourrée la double poche de natte jetée sur le bât de paille.

Charmeur-serpents-Felix151 cliché Félix

J’aime regarder les charmeurs de serpents, qui, entourés d’un public amusé, font sortir doucement du sac de toile, par des paroles magiques, les longues couleuvres rouges et les affreux reptiles à écailles grises, à grosse tête triangulaire où les yeux brillent méchants. Et les conteurs populaires, beaux parleurs aux gestes élégants, qu’entoure un cercle d’auditeurs ébahis. Et les bouffons qui font rire par leurs gestes licencieux, des mots grivois, des invocations irrévérencieuses à des saints inexistants au calendrier musulman. Et les nègres du Sous, qui, ornés de plumes et de coquillages, grimacent et se contorsionnent, battent frénétiquement du tambourin ou des castagnettes de fer sous le nez des marchands, jusqu’à ce que, pour s’en débarasser, ceux-ci leur aient jeté quelques dates ou quelques marchandises. Et les mendiants sordides, qui répètent comme une plainte continue et lamentable le nom de leur saint protecteur.

Sancan-Dubois-665

J’aime flaner au souk. Les boutiques des marchands d’armes m’attirent; d’habiles artisans fabriquent des poignards aux étuis de cuivre ou d’argent ciselé, des fusils au canon niellé, à la crosse incrustée d’or et de métal. J’admire au quartier des teinturiers les écheveaux de soie, de coton et de chanvre aux nuances vives ou délicates, qui, frais sortis des cuves, sèchent sur les perches tendues au soleil, au-dessus des rues étroites que recouvrent des claies de roseaux. (Cliché A.Dubois)

Les maroquiniers vendent des sacs de cuir piqué de soies multicolores, des cousins au cuir grate au couteau en dessins réguliers, des ceintures brodées, des necessaries à kif. Il y a tout un quartier reserve aux babouches jaunes, rouges, vertes, bleues; certaines sont de couleur orange, grenat, violette ou rose; ; d’autres brodées d’argent ou d’or, sont garnies d’une élégante tresse de soie qui s’épanouit en pompon. Rémouleurs, luthiers, menuisiers, potiers, maréchaux ferrands de soufflets, forgerons, tailleurs, rétameurs, selliers, chaudronniers, grilleurs de pois chiches, fabricants de beignets, rôtisseurs, marchands de soupe, chaque corporation a son emplacement bien délimité. Dans la même rue sont les vendeurs de nattes, les marchands d’étoffes, les tripiers, les vendeurs de fruits, de légumes, d’olives, d’huile et de beurre. Les marchands de sucre, de thé, et de bougie ont boutique partout. Il y a le coin des herboristes et des marchands de bric à brac. Les médecins ont leur quartier; les devins et les vendeurs d’amulettes opèrent sur la place publique; les arracheurs de cils voisinent avec les barbiers dont la boutique est fermée par une portière de filet bleu

Je sais un vieux diseur de bonne aventure qui vêt une longue robe rouge sous sa djellaba blanche; des femmes voilées se penchent, recueillies et avides, sur le paillasson de  roseaux où il se tient, au grand soleil de midi, devant les fèves grises et l’os plat de mouton qui lui servent à lire l’avenir. Sa bouche édentée chuchote à l’oreille des clients des paroles mystérieuses. Et quand, pour m’amuser, je feins de m’arrêter près de lui, le vieux Berbère se trouble, suspend sa consultation et me regarde avec des yeux blancs brillants de colère dans sa face tannée où tremble la longue barbiche blanche.

Au milieu de cette ville de briques et de terre, en certains quartiers, les campements des Draoua groupent leurs huttes de roseaux. Et ces villages abritent une population grouillante d’hommes au teint noir, aux cheveux crépus, de femmes et d’enfants au visage bronzé, aux vêtements de toile bleus, population laborieuse qui, chassée par la faim et la misère vers les regions favorisées du Nord, fuit chaque année les rives arides du grand fleuve Draa.

Marrakech a des aspects très divers. Je connais une fontaine enfoncée dans un vieux mur noir où les négres vendeurs d’eau emplissent leur peau de bouc velue, et les ménagères voilées penchent leurs pots de terre brune. Des mules se serrent vers l’auge de pierre. Un pan de muraille en ruines couronné d’un nid de cigogne domine cette fontaine. À côté, une rue s’étire toute droite, bordée de maisons basses; le soleil en éclaire une rangée rose et laisse l’autre dans l’ombre; et, tout au  bout là-bas, le décor magnifique de l’Atlas au bleu foncé barbouillé de neige la ferme.

Je sais des rues étroites couvertes de treilles aux pampres rougis ; des avenues assombries par des  toits de chaume; et d’autres bordées de boutiques  proprettes, où, vêtus d’étoffes fines et blanches, des vieillards graves, à barbe soyeuse et à lunettes, dressent les actes publics.

Au tournant du marché au beurre, près les boutiques meublées de bahuts en cèdre rouge où les marchands débitent de leurs doigts crochus et gras les énormes mottes jaune clair, se tiennent les boulangères. Assises sur le sol, au pied des échoppes, en bordure de la rue où les claies de roseaux éclairées par la lune projettent un lacis d’ombre, elles gardent leur large corbeille de bois entre leurs jambs écartées. Leurs yeux, ombrés de longs cils noirs, brillent dans la fente du voile qui masque leur visage; leurs bras nus cerclés d’argent sortent du long haÎk blanc et les tatouages bleus de leurs chevilles tranchent sur la blancheur de la chair. Immobiles, une bougie au poing, elles tendent à la flamme tremblotante leurs doigts aux ongles rougis par le henné. Dans l’air attiédi du soir flottent l’odeur delicate du pain chaud et les senteurs acides du beurre rance.

La préparation de la venue du Sultan Moulay Youssef à Marrakech, le Dar Maghzen remis en état.

12 décembre: J’ai accompagné le colonel Mangin dans une visite chez Moulay Boubeker,  frère du Sultan. Le khalifat, tel est son titre, reçoit dans un pavillon ouvert sur le verger. Sous les orangers aux fruits rouges, les larges feuilles des bananiers encadrent une vasque de marbre; l’eau claire retombe en bruissant dans un bassin de mosaïque. Des buissons de roses bordent les balustrades de bois découpé. Des géraniums roses et blancs et des narcisses fleurissent les parterres. Un gigantesque lilas du Japon, dépouillé de ses feuilles par l’automne, mais couvert de graines en grappes jaunes, est le roi de ce jardin, qu’entourent, hélas, de hautes murailles.

Dans ce décor ravissant, mais étroit, nous causons, tout en dégustant des tasses de thé et de café et en croquant des cornes de gazelle à la pâte d’amandes et des massepains au beurre. Moulay Boubeker parle de Paris, des ouvrages anciens traitant de l’histoire du Maroc, mais surtout de l’arrivée de son frère le Sultan, qui fera demain son entrée dans Marrakech. “Dites-lui, demande-t-il timidement au colonel, qu’il pense à ma situation et que sa générosité ne m’oublie pas. Rassuré, il abandonne les questions d’intérêt; mais, visiblement préoccupé de ce sujet, il y revient bientôt: “Quand comptez-vous parler à mon frère ?”

Car le Sultan Moulay Youssef arrive demain. Nous sommes allés voir le Dar Maghzen, qui sera sa résidence à Marrakech. Le palais immense, aux proportions harmonieuses, entoure un vaste jardin que les hommes bleus saccagèrent. Nous l’avons remis en état. El Hiba, qui coucha ici dans un luxueux pavillon, avait campé ses chameaux sur les mosaïques des terrasses. Le bleu, le vert, le rouge sont les couleurs qui dominent dans les pavillons de bois fraichement peints. Une douzaine de salons de repos sont préparés; de grands lustres pendent aux pafonds. Les parquets sont recouverts de tapis, de fabrication le plus souvent européenne; des lits, des harmoniums, des cabinets de tous styles, des psychés dorées, des pendules allemandes, des armoires. Un vieil ennuque nègre aux cheveux blancs crépus, au visage ridé, nous guidait dans cette visite; il était suivi de négrillons, porteurs de panniers contenant les énormes clefs de fer, et d’une armée de serviteurs qui veillent à l’entretien des habitations et au repos monastique des femmes des sultans et des parentes de la famille impériale, que la tradition cloître en un strict veuvage en ce palais doré.

L'entrée solennelle du Sultan Moulay Youssef dans la Ville rouge

13 décembre : Le Sultan a été favorisé; le soleil a brillé ce matin pour fêter son entrée dans la capitale du Sud. Hier déjà, tous les notables s’étaient rendus au camp dressé sur les rives du Tensift.

Bophoto M'Kech ancien_Palmeraie-grebert 22 Cliché Pierre Grébert - Aux abords du campement du Sultan et de sa suite à proximité du Tensift

Bien avant le Sultan, le harem est passé ce matin, vêtu de blanc éclatant, chaussé de vert, sur les mules rapides qu’entouraient des noirs farouches sabre au poing.

oct12-arrivée-sultan-escorte-palmeraie Collection Charles Cornet - L'escorte du Sultan à l'entrée dans la Palmeraie

Puis vinrent les cavaliers loqueteux des tribus, précédés de leurs chefs aux riches burnous de soie, aux harnachements somptueux brodés d’or et d’argent.

oct12-sultan-arrivant-mrk Collection Charles Cornet - Le Sultan et sa suite

Aux sons discordants de la musique nègre, le Sultan passa lentement dans un carré de lanciers rouges; des esclaves l’escortaient; ils agitaient des mouchoirs et des évantails de plume pour chasser les mauvais esprits et les mouches; d’autres portaient le parasol grenat à dessous vert. Un palanquin de velours cramoisy suivait. Gardes noirs, cavaliers, se pressaient avec les étendards verts, rouges et jaunes à boule d’or. La foule se précipitait pour baiser le pan du burnous sacré. Tous les miséreux de la ville étaient sortis; ils étalaient sur le parcours leurs infirmités hideuses: lépreux voilés, la tête couverte du large chapeau de jonc imposé à ces malades; aveugles aux yeux vides, ouverts, sanguinolents, qui regardent le ciel sans le voir; manchots aux moignons nus.

coll-mangin-sultan-cortege- Cliché Ernest Michel - La miusique et le drapeau en tête du cortège du Sultan

Et toute cette misère contrastait avec la richesse du cortège, avec la splendeur du ciel lumineux, des murailles roses, des minarets verts, des palmiers fièrement dressés, de l’Atlas au bleu prestigieux apparu sous le manteau de neige. Les you-you des femmes, la musique nègre, les clameurs de la foule, les implorations des mendiants, les détonations des canons gâtaient la beauté du spectacle si harmonieux lentement déroulé dans un cadre majestueux.

oct12-maillet-frere-sultan-Boubeker-dans-le-cortege Cliché Maillet- Moulay Boubeker, frère du Sultan est dans le cortège

Dar Beida l'hôpital, dar Redouane le Harem

15 décembre : Le Sultan a voulu visiter lui-même les jardins de l’Aguedal, que la tradition réserve aux promenades de ses femmes.

oct12-sultan-moulay-youssef-mrk Sultan Moulay Youssef à Marrakech en octobre 1912

La question de la visite de l'Aguedal était délicate: le palais, seul bâtiment important isolé à l’extérieur de Marrakech, avait été  nécessairement transformé en hôpital dès l'arrivée de la colonne; il était impossible de mettre les malades sous la tente ou de les abriter dans une ville que nous nous étions interdit d’occuper. Et, pour garder l’hôpital, il a fallu placer des troupes à proximité.

M,2 )MARRAKECH Vue générale de l'hôpital Militaire Limanton Cliché Limanton - le palais Dar Beida transformé en hôpital militaire

Mais personne ne doit voir les femmes du Sultan. Heureusement une partie importante du parc, et la plus belle, le Dar Redouane, est enclose de murs et convient parfaitement aux ébats du harem. Dans l’après-midi, le Sultan Moulay Youssef est arrivé, accompagné simplement de son chambellan, d’un vizir et de quelques serviteurs. Vêtu d’un burnous bleu pâle, il montait un cheval robuste; ses deux fils, agés de deux ou trois ans, suivaient sur des chevaux maintenus par des esclaves noirs… Le Sultan, ayant pris route autre que celle prévue, s’est heurté à une porte close, qu’il a fallu enfoncer pour l’ouvrir. Il a ri aimablement de l’aventure; c’est un homme doux et bon. Il s’est déclaré satisfait de voir Dar Beida abriter les malades. Dar Redouane lui suffit.

CP44a_Aguedal 11 Cliché Ernest Michel - Le pavillon Dar Redouane avec les moucharabieh.

Le coquet pavillon situé au centre du parc n’avait pas été mis en état, la visite du Sultan ayant été brusquement annoncée. Moulay Youssef qui est décidément un souverain charmant a trouvé que "la poussière est sans importance puisqu’elle n’est qu’à l’extérieur des belles choses."

L'Achoura à Marrakech en 1912 et le siège de Dar el Kadi

19 décembre : Marrakech est en liesse. La nuit tombe. Des feux de brindilles s’allument aux carrefours. Le bruit de milliers de petits tambourins assourdit l’air. Enveloppées dans leur haïk blanc, les femmes, ordinairement enfermées, circulent librement dans les rues par groupes nombreux. Les enfants se rassemblent et jouent sur les places. C’est l’Achour, le jour de l’an des musulmans.

Au milieu de cette gaieté, de sombres préoccupations nous absorbent. Le commandant Massoutier, qui s’est porté à deux jours de marche au sud de Mogador pour mettre en route vers le Sous la harka du Sultan contre le Prétendant El Hiba se trouve bloqué avec son détachement dans une Kasbah où il avait cherché refuge. Coupé de Mogador et de la harka, il ne peut faire parvenir de renseignements. Il y aurait eu combat et nous aurions subi quelques pertes. La petite colonne n’a que quelques jours de vivres, et Dar El Kadi, où elle s’est retranchée, est mal pourvu d’eau. Un détachement de secours est immédiatement envoyé de Marrakech.

La règle ancienne de la fermeture des portes à 22 heures

20 décembre: Dix heures du soir; Marrakech dort. La ville est morte. Dans les rues désertes, le vent soulève la poussière en tourbillons; aucun bruit ne s’entend, si ce n’est, derrière la porte aux ais mal joints par où filtre un peu de lumière, le roulement doux des meules qui broient le blé et la lente chanson, étouffée comme une plainte, du vieux meunier arabe qui pousse son cheval las. Des nuages noirs masquent la lune dans leur course rapide. Je n’ai rencontré, en regagnant mon logis, que des chiens errants. Dans sa cabane de boue adossée au mur, le nègre mendiant aux cheveux tressés en petites cornes joue des airs tristes sur sa guitare. Accroupis dans l’ombre, les gardiens veillent derrière les portes des quartiers. Sur la place du marché, les trente veilleurs, silencieux, rangés en ligne, ont déchargé comme de coutume leurs armes pour annoncer la fermeture des portes; les fusils à pierre ont jeté dans la nuit de longues flammes rouges et la salve a déchiré l’air sinistrement. Marrakech est lugubre la nuit.

22 décembre Enfin le commandant Massoutier a pu faire parvenir de ses nouvelles. Il est cerné à Dar El Kadi… Le détachement du lieutenant-colonel Ruef parti de Marrakech continue sa route et, d’autre part, des troupes ont été envoyées par bateau de Casablanca à Mogador. Ces nouvelles paraissent peu impressionner la population de Marrakech qui continue à célébrer l’Achour.

La célébration de l'Achour et ses traditions

Le colonel Mangin a reçu la visite de porteurs de lanternes monumentales, bâtis de bois à forme de mosquée, tendus de papier de couleur, découpé d’arabesques qu’éclairent mille bougies.  Toute une corporation d’amuseurs de foule suivait. Un groupe était déguisé en juifs à longue lévite noire, à lunettes épaisses, à barbe abondante, la tête couverte de la traditionnelle calotte de drap, et du mouchoir bleu à pois blancs; des Marocains intervenaient et dispersaient les malheureux à coups de matraque, symbole de l’asservissement des juifs courbés sous le joug Marocain.  Deux hommes travestis en femme singèrent un accouchement arabe, les plaintes de la patiente et les manoeuvres de la matronne. Un percepteur des droits arriva, ventru comme il convient à un personnage qui s’engraisse de la sueur du peuple; ce fonctionnaire redouté portait un énorme rouleau de comptes. Un clerc le suivait, agitant des clefs: à leur aspect, la foule s’aplatit sur le sol et simula un profond sommeil, mais en vain, il fallait payer; on discuta, et, vengeance rarement savourée, le percepteur fut rossé. Un muezzin appela à la prière, suppliant le ciel d’accorder la richesse et des repas plantureux. Survinrent un montreur de bêtes qui tenait à bout de corde un pauvre gosse tout disloqué et contrefait, des Aïssaoua qui se déchiraient à coups de couteau, des Derkaoua danseurs, à chapelets dont les grains étaient figurés par des navets et les dizains par des carottes. La foule se gaussa de lettrés graves anonnant des grimoires. Masques et grotesques s’écoulèrent après une distribution généreuse de douros.

Do-Huu-Vi-Mogador

23 décembre: A Mogador, la tempête retarde toujours le débarquement des troupes. L’aviateur Do-Huu a volé au-dessus du détachement cerné à Dar El Hadi. Quel réconfort.. pour les pauvres assiégés!

26 décembre: Enfin l’heureuse nouvelle nous est parvenue. La colonne de secours sous le vigoureux commandement du général Brûlard, a pu débloquer la garnison cernée à Dar El Kadi

Faux-bruits propagés par les inventeurs de mauvaises nouvelles

30 décembre : Des bruits facheux sont mis en circulation dans la ville par des agents qui essaient d’exciter les passions xénophobes de la population. Les Français ont été battus. El Hiba s’avance du Sous sur Marrakech pour chaser les Infidèles, et ceux-ci ont peur puisqu’ils ont hissé des canons sur la montagne du Guéliz qui domine la ville.

CP8a_Camp Mangin & Fort 03 Cliché Ernest Michel - Deux canons sur la colline du Guéliz installés avant la Saint-Sylvestre 1912.

Ces bruits sont colportés parmi la lie de la population, les habitués des cafés maures, les protecteurs des filles publiques qui sont légion ici, et les errants toujours prêts à défendre le dieu qui laisse mourir de faim. La nouvelle, heureusement fausse, a couru qu’un officier avait été assassiné chez une juive. Les notables et la grosse masse de la population restent calme. La garde du Pacha, miliciens aux pantalons oranges, à la veste vieux rose à col jaune, demeure fidèle. Le Pacha et le Sultan ne s’inquiètent pas.

La source de ces bruits facheux doit être cherchée, parait-il, à la Bourse du mellah où la panique fait baisser le change. Pauvres juifs marocaiins! L’appât du gain serait-il si fort chez eux qu’il les pousse à créer des désordres dont ils sont les premiers à pâtir!  Ce sont les victimes habituelles des pillards. Proie facile. Au printemps dernier, une mule grasse et bien nourrie, comme il convient à toute mule de caïd, échappa au jeune lad marocain qui la conduisait et partiti au galop par les rues grouillantes de Marrakech. Amusés, des enfants, puis des jeunes gens, lui donnèrent la poursuite; la bande joyeuse allait, poussant de grands cris. Il y eut quelques bousculades. Au tournant du Souk, un groupe de juifs s’effraya; les temps étaient incertains; des rixes éclataient fréquemment entre les partisans divisés des caïds M’tougui et Glaoui. Les juifs, pris de frayeur, crurent à une émeute et s’enfuirent dans leur quartier. Quelques-uns de ces malandrins qui inondent la ville jugèrent l’occasion belle et se lancèrent à leur suite en tirant des coups de feu pour accroître le désordre. Tout ce monde s’engouffra par l’unique porte du mellah; les juifs épouvantés tentèrent de fermer leurs échoppes, mais en vain. La populace déchaînée se mit à piller. Les coups pleuvaient sur les malheureux boutiquiers. Une immense clameur partie du mellah emplissait Marrakech. Un peu tard, les soldats du Pacha intervinrent pour rétablir l’ordre, après s’être attribué selon l’usage une part du butin.

1er janvier 1913 : Tout s’est apaisé. Les gens inquiets ont repris confiance, l’alerte est passée. Deux personnages notables qui répandaient de fausses nouvelles ont été incarcérés dans la prison du Pacha et cet exemple a produit un effet salutaire. Le débarquement de 4000 hommes à Mogador n’est pas non plus sans avoir contribué à un revirement d’opinion. Des lettres sont arrivées aux juifs de Marrakech; leurs coreligionnaires de Mogador annoncent les requisitions d’animaux préparatoires au mouvement en avant de nos troupes contre les partisants Haha de El Hiba.

Histoire d'un palais ruiné

Navarro7-Ruine-de-Casbah Cliché Navarro - Palais ruiné de La Badiaa.

Le Palais de la Badiaa – Ses ruines imposantes se voient encore dans la casbah, et une de ses portes de cuivre, aux reflets verts, ferme aujourd(hui l’enceinte de la ville à Bab Khemis. Le Sultan Moulay Ismaïl qui brigua la main de la princesse de Conti, résidait à Maknès, sa capitale préférée, qu’il embellissait jalousement. Dans un voyage à Marrakech, il fut surpris de la richesse et des proportions de la Badiaa, don’t il prit ombrage. Le palais, dit la tradition, comprenait autant de pièces qu’il y a de jours dans l’année. Épuisé par sa visite, Moulay Ismaël se jeta dans un fauteuil pour reposer ses membres las; la salle où il se trouvait était ruisselante de dorures; les lambris s’ornaient de fraîches peintures; les murs étaient fouillés de sculptures délicates; d’épais tapis de laine feutraient les dalles de marbre. L’air était imprégné de l’exquise odeur d’un bloc d’ambre que supportait une chaîne d’or descendue du plafond richement décoré. Et, Tandis qu’il se délassait, le Sultan vit entrer des noirs porteurs d’aiguières: “Qu’est celà ?” dit-il, surpris – “Seigneur, répondirent les esclaves, il est d’usage d’apporter en ce lieu l’eau des ablutions;” Alors seulement Moulay Ismaël remarqua en quelle salle il s’était installé. Il lui prit une violente colère: “Il est coupable, s’écria-t-il, de prodiguer ainsi de la richesse et le luxe en un lieu réservé aux plux basses fonctions humaines. Le Prophète ne saurait tolérer ces erreurs. Ce palais sera rasé.”  Et les bois précieux, les colonnes et les vasques de marbre, toutes les belles choses réunies à la Badiaa prirent la route de Meknès. Du palais enchanté, il ne resta que des ruines, au centre desquelles trois bassins à sec, dont l’un fut autrefois empli d’eau de rose..

Le Capitaine Cornet fait un résumé de tout le mois de janvier 1913:

Marrakech est maintenant lancée en plein progrès. Un officier (Capitaine Landais) guide les services municipaux. Des travaux assainissent la ville. Plus d’égouts béants., de mares putrides,  de charognes puantes. Les immondices sont évacuées à l’extérieur, les boucheries ont été transportées hors des remparts. En attendant la création d’une municipalité mixte, une commission de notables indigènes, d’officiers et de médecins se réunit régulièrement pour l’étude des questions d’hygiène et de voierie. Chaque chef de quartier est rendu responsable de l’application des mesures édictées. La population voit d’un très bon oeil ces utiles changements…

Une école franco-arabe est créée; la vieille médersa de la mosquée des “hommes bleus” l’abrite. Près de la Koutoubia, dans un parc magnifique, les murs de l’hôpital indigène Mauchamp s’élèvent. Un dispensaire, au centre du quartier populeux, accueille libéralement tous les malades. Les juifs ont au mellah une école française et une salle de consultations médicales.

Une vaste enquête a permis de retrouver les biens Maghzen, terrains, immeubles, jardins et olivettes dilapidés et vendus à vil prix.

Des pistes carrossables, construites en collaboration par la main-d’oeuvre locale et militaire, relient Marrakech à Casablanca, à Mazagan et à Mogador. Les automobiles circulent nombreuses; entre Casablanca et Marrakech le trajet dure moins d’une journée et, avec la concurrence, le prix de la place est tombé à 100 francs. Des hôtels s’élèvent; le Pacha lui-même en fait construire un. Bientôt les touristes afflueront, pour jouir du magnifique contraste de l’Atlas neigeux et de la ville oasis entourée de palmiers….

Déjà, au milieu des 80000 habitants que compte la ville, quelques centaines d’Européens sont fixés. Des minoteries s’ouvrent; le commerce du bétail, des laines, des grains, des peaux, des huiles, des oeufs, des cires est florissant…

La ville nouvelle a été tracée, abornée. Gare, théatre, écoles, jardins, tout a été prévu.

Choisi par le colonel Mangin pour participer avec lui aux opérations du Tadla, le capitaine Charles Cornet quitta Marrakech le 14 mars 1913 pour Oued Zem. Il était encore au Maroc en avril 1914 quand le colonel Mangin fit la dédicace de son livre "..Maroc Sud, avec la colonne Mangin 1912-1913" duquel sont extraits ses souvenirs. Il était chef de Bataillon au 41e Régiment d'Infanterie Coloniale quand il est mort pour la France, tué à l'ennemi par un obus à Burlincourt sur le front de Lorraine. Il fut parmi les premiers tués de la guerre, le 8 aout 1914, il avait 35 ans. Les Marrakchis le remercient pour avoir rassemblé, conservé et publié tant de souvenirs de la Perle du Sud. 

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Commentaires
M
Ami-e-s Marrakchi-e-s<br /> <br /> <br /> <br /> Il y a des périodes qui nous plongent dans la tristesse d'apprendre par un message téléphonique ou bien un courriel le départ d'un copain , d'un ami d'enfance et de toujours . J'ai la grande tristesse de vous apprendre le décès ce mation à six heure de mon ami Marcel Gérad Quiles , frère de Raymond et Jacky , ils habitaient la rue des ABDA .Nous avions un grand ppcm de l'école de LA PALMERAIE Il est parti rejoindre comme l'on dit , sa mère et son père qui travaillait à la CTM avec mon père.Il avait fêté son anniversaire (68) le 11 septembre entouré par des ami-e-s , il était très heureux heureux et in fine avait retrouvé au delà de la douleur un brin de joie! C'est la vie , elle avance. La cérémonie funèbre aura lieu mardi prochain à Bourg en Bresse où il avait planté sa guitoune. Une pensée pour Murielle son épouse.<br /> <br /> Marrakchamitiés<br /> <br /> Marcel Martin
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