JOSEPH DADIA NOUS CONTE DES SOUVENIRS D'UN JEUNE JUIF DU MELLAH DE MARRAKECH AU MILIEU DU XXe SIÈCLE 

L'école, le football, les jeux, la synagogue, les réveils matinaux, les personnalités marquantes, les réflexions d'un jeune juif dans les années 40 à 50. Une belle page à lire avant Pessah 5777.

Nous sommes reconnaissants à Joseph Dadia pour ce récit qui témoigne de l'histoire de la forte communauté juive qui autrefois vivait à Marrakech et qui s'est dispersée prenant le risque d'émigrer. Joseph Dadia nous a fait l'amitié de nous confier d'autres textes issus de ses recherches historiques et de sa propre vie. Nous le remercions pour ce travail de mémoire autour d'un pan important de l'histoire de la Ville rouge et particulièrement pour ses souvenirs d'enfance qui rassemblent toutes les qualités d'un "Chkoun Ana"

LA PRIÈRE DU MATIN,

L’été, malgré la chaleur, nous disputions tous les jours des matches de football, du côté du cimetière (Israélite). Lorsque le soleil disparaissait, en fin de journée, l’air devenait respirable. Une certaine douceur enveloppait le Mellah.

Une vache et deux brebis, sous l’œil vigilant d’un gamin, passaient avec nonchalance Bab Ghmat et s’en allaient rejoindre leur enclos, quelque part dans le quartier musulman voisin. Les bêtes et l’enfant, pendant les heures claires, se réfugiaient à l’ombre de Jnan-el-Afia (jardin planté d'oliviers). Leur passage, chaque soir, signalait la fin du match et l’approche de la nuit. Leur déambulation lente, pesante, paisible, nous apportait calme et fraîcheur, l’air du dehors qui nous manquait à l’intérieur des murs, un morceau de la campagne berbère, avec son pittoresque, ses senteurs, sa verdeur, ses rythmes.

Dubois-96 Cliché du photographe Dubois

Je m’arrêtais de jouer à leur passage et les regardais, envieux, cherchant dans leur souffle vespéral la douceur de la vie.

Je revois encore ces messagers qui arrêtaient nos parties de football. La "baignade" succédait au ballon. Nous nous lavions les pieds, les mains, le visage aux lavabos, en fait des robinets installés dans ce coin du quartier juif, et servant de fontaine publique, alimentant en eaux potable les rues proches de Bab El Meعara.  Cette oasis, après le feu du soleil et le feu des joutes, nous permettait de mettre de l’ordre dans nos vêtements - (nous n’en avions pas d’autres pour le sport) -,  de les épousseter, d’éliminer les traces de transpiration, avant de gagner la synagogue عèts Haïm, adjacente à Derb Saba, mais sise en cette longue rue, avec beaucoup de magasins et boutiques, rue qui débouchait face au cimetière. Cette synagogue servait à un moment de "yechiva", académie talmudique. L’accès au local de la synagogue par un escalier de quelques marches. C’est là après le match que nous venons pour la prière du soir,( عarbit, ערבית).

Rares étaient ceux qui, à cet âge, pouvaient se vanter de savoir leurs prières par cœur. Je n’étais pas encore du nombre, mais Fratani (de son vrai nom, Haïm Portal pour tout le monde) les connaissait bien et sur le bout du doigt. Il m’y a aidé. C’était un garçon pur, candide, un croyant de premier ordre. Je lui demandais de faire sa عamida,( עמידה), à voix haute, de manière à écouter les paroles consacrées, à défaut de les réciter moi-même de mémoire. Il se plaisait infiniment en notre compagnie. Assistant en spectateur  à nos jeux, il devenait notre guide pour l’office du soir. Il avait sa foi avec lui, et nous, le ballon rond. Le temps avait des ailes. Une fois, il m’a montré des photos d’Israël. Son frère et sa sœur y avaient déjà émigré, ce qui était exceptionnel. Avec quelle chaleur, il nous parlait d’Eretz Israël ! (la terre d'Israel)

Avec mon ami Shlomo Azuelos, nous étions, vu notre âge, au-dessus de la moyenne pour le football. Pour équilibrer les rencontres, nous nous laissions lier les mains derrière le dos, ce qui n’anéantissait ni notre ardeur débordante, ni nos forces. Il en allait de même pour « délivrer », « dinivri », que sais-je ? Quel mot énigmatique ! Ce jeu consistait à délivrer un prisonnier en trompant ses gardiens, en usant de ruse, de vitesse et auquel on s’adonnait plutôt  en automne et en hiver. [1]

C’est avec Shlomo Azuelos que je me fâchais les cinq premiers jours de la semaine pour nous réconcilier le vendredi après-midi.

De la classe maternelle à Jacques Bigart, je n’ai retenu que la gentillesse de Madame Elmoznino, les tables bleues et rondes, les chansons et l’orientation vers le cours préparatoire, où je n’ai pas été, étant tombé malade. J’ai accusé l’école de m’avoir rendu malade. Enfant gâté à qui rien n’était refusé, mes parents ont accepté mon caprice.

Je fréquentais comme bon nombre d’autres, "Sla", l’école traditionnelle. On y apprenait à lire les textes sacrés et en particulier les prières et les bénédictions. La liturgie et son assimilation constituaient l’essentiel  de l’enseignement. A l’école religieuse, il fallait retenir de tête ce qui est écrit dans les livres de prière, la "Birkat Hamazone" en particulier. A notre retour de la maison, après le déjeuner, mes camarades et moi étions obligés de la réciter. Cela prenait une bonne partie de l’après-midi. Vers les quatre heures et demie, nous nous chargions de ceux qui venaient de finir leurs cours à l’école laïque. Par rapport à nous, c’était des ignares en hébreu, et nous leur enseignions l’alphabet hébraïque, de la première lettre "Alef" à la dernière lettre "Tav", soit vingt-deux lettres. Nous tenions à cette époque  en piètre estime la connaissance du français. A la suite de ma maladie, je ne voulais guère étudier cette langue. Quelques années plus tard, l’école Yéchoua Corcos a été créée à l’initiative d’un Monsieur "gentile" dont plus tard j’ai appris que son nom est Alfred Goldenberg. Je ne savais pas qu’il était juif. Le jour où il entra dans la classe de Rabbi Haïm Chochana, je fus surpris de le voir chanter "عezrat Haعam", un poème de Haim Nahman Bialik, à l’occasion de Hanouca. Toute ma scolarité tant à l’école primaire qu’au cours complémentaire se déroula sous sa direction. Comme Directeur d’école je n’ai connu que lui.

Cette école a été ouverte pour accueillir des élèves, comme moi, qui souhaitaient apprendre en même temps et l’hébreu et le français. Ainsi la moitié du temps était consacrée à l’hébreu et l’autre moitié au français. Le matin pour l’hébreu de préférence et l’après-midi pour le reste: français, écriture, calcul, chants, dessin, gymnastique et autres matières suivant le niveau de la classe ; ainsi, histoire, géographie et j’en oublie et des meilleurs. (Il y aura lieu, dans un autre récit, de se pencher sur ce chapitre fécond d’une scolarité heureuse et intensément studieuse.)

En dehors de l’école, à la "sla", nos maîtres d’hébreu exigeaient de nous d’abandonner nos jeux, sous peine de sanctions sévères. Ils avaient leurs informateurs. C’est ainsi qu’un soir, à la fin du cours d’hébreu, mon ami Salomon Azuélos et moi-même avons subi la sanction de la "falaqa" pour avoir participé à dinivri/délivrer !  Nos maîtres d’hébreu  prenaient sincèrement à cœur notre éducation comme le prescrit la Tora. Ils exigeaient de nous d’être toujours présents au premier office de "Shahrit"  à la synagogue Talmud Tora. C’est ainsi qu’est née en nous l’habitude de nous lever tôt le matin pour nous rendre à la prière et louer l’œuvre de l’Eternel notre D-ieu.  Réprimer toute défaillance, pensaient-ils, remettre dans le droit chemin et former pour toujours.

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Les prières apprises à la "Sla" devaient être mises en pratique dans la réalité.

Ainsi, tous les matins, mon père (photo ci-contre) et moi étions à la synagogue, sous l’œil du Rabbi, qui notait dans sa mémoire les absents, les présents et les retardataires. "Shahrit" finie, nous achetions de bons beignets tout chauds, que nous mangions au petit déjeuner avec un bon verre de thé à la menthe, bien doux et sucré.

famille_dadia

Je me recouchais après. Et quand j’eus à aller à l’école, avec l’aide de ma mère, je me réveillais une seconde fois.

Certains matins étaient plus joyeux que d’autres. En particulier, pendant les huit jours de Hanouca, car il y avait déjà foule chez les marchands de beignets dès l’aube.

Madame Dadia et ses enfants

Nous n’avions pas de réveil à la maison. Nous nous levions par habitude et parfois nous avons trouvé à la synagogue porte close. Elle n’ouvrait qu’à cinq heures du matin. Un jour, nous nous levâmes mon père et moi. Au moment d’ouvrir la grande porte d’entrée de la maison, une voix m’appela par mon nom. J’allais répondre. Mais mon père mit sa main sur ma bouche. C’était une voix d’outre tombe. Nous ne quittâmes la maison qu’après le chant du coq.

Une autre fois, il nous est arrivé de nous trouver devant la porte de la synagogue par une nuit d’un hiver rigoureux. Même les marchands de "Hrira" (soupe) dormaient encore. Nous n’avions pas d’heure pour nous lever le matin.

A "Pessah", (fête de Pâques) c’était l’odeur de la menthe qui infusait dans la théière, sans thé et des dattes au lieu de sucre. Cette boisson chaude égayait le matin mes narines, et forçait le sommeil qui encerclait encore mes yeux fragiles.

27-MRK, place Djemaa-el-Fna, marchand de svinges'beignets),1958 Marchand de beignets place Jemaa el fna

A "Soucoth" (fête des cabanes), tôt le matin, je me rendais avec mon père à la synagogue, le "loulav" (palme) à la main.

C’était à cette période de mon enfance qu’il m’a été donné de rencontrer Rabbi Pinhas Cohen, toujours présent au premier office du matin à la synagogue Slat La’jama. J’embrassai les pans de son vêtement. C’était un saint, et personne n’osait lui toucher la main pour l’embrasser. Ce qu’il refusait d’ailleurs par modestie. Je le revois marcher en direction de la synagogue. En fait, il ne marchait pas puisque ses deux pieds ne touchaient pas le sol. Il planait et avançait avec régularité, un pied après l’autre. C’était la démarche d’un ange.

Arrivé à la synagogue, il s’assit près de la "Téba", laquelle se trouve face au "Hékhal" qui est à l’autre bout. de la "Sla".

Je me suis mis à sa gauche, n’ayant pas par respect cherché à l’enjamber pour m’asseoir à sa droite.

J’ai gardé de cette époque un souvenir de piété.

Toutes les odeurs qui ont bercé mon enfance s’exhalent encore dans ma mémoire.

Il m’arrive de me lever tôt le matin, mais de mon balcon, sur le boulevard (en banlieue parisienne),  je ne vois que feux rouges et voitures qui vrombissent, des immeubles où l’on dort encore sous les couvertures. Je tends mon oreille pour saisir la voix d’un passant, marmonnant sa prière sur le chemin de la synagogue. Attente vaine.

Et les images d’antan reviennent avec leurs parfums et leur nostalgie.

La prière du matin m’est devenue étrangère dans ces cités-dortoirs où seule la mémoire vient la restituer.

Et mon esprit est submergé par le souvenir des ruelles sombres du Mellah qui, dès l’aurore, s’animaient des ombres des fidèles, qui se rendaient à la prière du matin.

Joseph Dadia

Ce récit de souvenirs de Joseph Dadia, tel un Chkoun Ana ne peut être reproduit sans l'autorisation écrite de l'auteur


[1] Cf. Pierre Flamand : Diaspora en terre d’Islam T. II L’esprit populaire dans les juiveries du  sud marocain, p. 164 et p. 165 : Barres : « Les joueurs, en nombre illimité, se répartissent en deux équipes, l’une des Hakime, c’est-à-dire, approximativement, de gendarmes, l’autre de Arbine, c’est-à-dire, approximativement, de voleurs. Chacune des équipes est postée derrière une Ligne des Buts. Les gendarmes attrapent les voleurs. Ils les mettent en prison à trois pas de la ligne de leurs buts, sous la garde d’un des leurs. Ces prisonniers peuvent être libérés par le voleur qui réussit à entrer dans leur prison, c’est-à-dire à passer entre eux et le gardien et à toucher en criant Délivri ! avant d’être touché lui-même. Si les gendarmes parviennent à capturer tous les voleurs, les deux équipes échangent leurs noms et leurs fonctions et une nouvelle partie s’engagent.

Cette activité ludique reproduit finalement les Barres quant aux règles. Dans la pratique, elle s’en écarte par un goût prononcé pour les explications a postériori des coups joués et pour les contestations souvent âpres entre les équipes. Enfin, elle demeure inconnue des mellahs du bled.

Ces remarques induisent à considérer ce jeu comme une acquisition récente de la jeunesse indigène urbaine. Nos informateurs safiots datent d’environ 1930 son apparition à Safi ; Marrakech et Mogador le connaissaient de plus vieille date, encore que par le même canal : les instituteurs de l’Alliance Israélites Universelle seraient ses introducteurs. En fait, il se joue surtout dans les cours de récréation de ces établissements. Près de la moitié des écoliers – les filles n’y jouent qu’exceptionnellement – déclarent l’aimer  beaucoup ; ils le pratiquent souvent durant l’hiver et s’y adonnent plus particulièrement  pendant la dernière récréation de la semaine scolaire, c’est-à-dire le vendredi après-midi.

Les enfants musulmans s’adonnent plus particulièrement "aux barres" le samedi et le dimanche ».

Le grand Robert de la langue française (année 2001, p.1236) : « N.f.pl. - Jeu de course entre deux camps limités chacun par une barre tracée sur le sol », d’où l’expression « Jouer aux barres ». « Si le mot n’est pas archaïque, le jeu lui-même fait référence à une époque passée (XIXe et début XXe siècle).