L'ami Maurice CALAS nous a déja régalé de plusieurs histoires de son époque. Il en connait surtout dans sa profession, la poste et la téléphonie. C'est de téléphones dont il nous parle aujourd'hui.

Côté technique, le service des installations extérieures  était dirigé par un inspecteur assisté d’un contrôleur et servi par cinq agents plus deux auxiliaires

En évoquant  dernièrement les noms des  collègues de ce service,  me revient en mémoire un épisode  tragi-comique qui nous a tous étonnés par son audace et bien fait rire sous cape pendant longtemps. Donc le jeune L…, collègue en début de carrière était affecté aux installations chez les  nouveaux  abonnés  dans le secteur de la Médina (ville ancienne).

Poste-medina-Felix-vers 1918 Pour accomplir son travail,  il devait se coltiner de porter son sac d’outillage remplis de marteaux, pinces, tournevis, scies, perceuse à main, burins, chevilles, et plâtre pour scellement, plus une certaine longueur de câble sous gaine de plomb et l’appareil à installer, le tout était encombrant et pesait au moins vingt-cinq kilos ; le pauvre garçon était costaud, mais se trimballer avec tout cet attirail sur le dos dans des rues étroites et sinueuses où circulait en permanence une foule accompagnée d’ânes,  de mulets eux même chargés de bâts énormes n’était pas une sinécure ; aussi il  réclamait avec force qu’on dépose et récupère sur le chantier ce matériel avec la charrette à bras du service, (encore équipée de roues en bois).  Par le refus catégorique de son chef, il était dans l’obligation de faire plusieurs voyages; cette situation se répétait souvent et devant l’entêtement du chef et l’impertinence du jeune, on les entendait  souvent «s’engueuler».  Le chef avait une belle voix, le jeune L... était nanti d’un organe surpuissant de baryton, aussi tous les bureaux donnant sur la cour intérieure profitaient de leurs exclamations. Après plusieurs semaines  de cette situation, L… finit par adresser une lettre au directeur réclamant son arbitrage. Il est bien connu que dans l’administration les directeurs ni même les simples chefs de service n’aiment pas les problèmes de n’importe quelle sorte susceptibles de porter préjudice à leur carrière… Monsieur Vatan est donc venu un beau matin à la prise de service pensant régler le problème en quelques minutes par son autorité : le chef a argué qu’une seule charrette était  attribuée au service et réservée aux transports lourds et encombrants et qu’il était impossible de  l’affecter à un seul agent,  et cela dans un échange d’éclats de voix qui ont alertés tout  l’immeuble : l’agent qui réclamait n’avait qu’à s’acheter  une bicyclette comme ses collègues ; solution simple approuvée par le directeur. 

42087556 Genre de charette d'époque.

Sauf que personne n’a pris  en compte la situation de L… : loin de sa famille et en début de carrière avec un traitement qui suffisait à peine à vivre décemment, il devait se priver d’un repas ou deux pour s’offrir une place de ciné ou se payer une paire de chaussettes.   A l’époque une bicyclette d’occasion lui aurait coûtée au moins  un mois de salaire, une neuve  pas moins deux, et le crédit était impensable pour quiconque. Sans se démonter L…. à donc écrit au directeur  demandant à l’administration de financer l’engin qu’il se proposait de rembourser par retenue sur  ses émoluments  sur au moins deux ans.   Réponse : l’administration n’est pas une banque ! Que l’agent se débrouille pour sortir de cette situation et  tampis  s’il est mal noté.    

      Notre  homme n’avait pas dit son dernier mot !

      Le lundi suivant lorsque j’arrive à sept heures dans le hall d’entrée et découvre une foule de collègues,manifestement pas pressés de prendre leur service. Certains étonnés, d’autres hilares entourent  L….   et le moyen qu’il a trouvé pour pallier la situation exigée  de « l’Administration  représentée par son chef et le directeur. 

       L… tient par la bride un grand mulet bâté de chouaris(1) dans lesquels il a chargé tout le Bazar qu’il est obligé d’emporter pour exécuter son travail, sac à outils, câbles, plâtre, appareils téléphonique. 

Bourricot-charge-a-vide

Son chef est là, les yeux ronds, les bras ballants, la bouche ouverte mais aucuns son n’en sort encore.

 Quand enfin il sort quelque chose de son gosier c’est une  bordée de noms d’ois-eaux  associés à des gestes désordonnés  invoquant le ciel et la terre et n’importe quoi,….par pudeur je ne vous traduirais pas, mais ces noms ne sont pas dans les manuels d’ornithologie.   Sur ce, arrive mystérieusement averti, le directeur qui a vite fait d’éloigner les  curieux en enjoignant l’ordre général de se rendre à son poste immédiatement,  mais sans effet sur  le groupe de badauds qui s’est massé sur le trottoir devant le porche, attiré par les vociférations et les pantomimes du chef.  A la suite d’une discrète réunion dans le bureau du chef,  le contenu des chouaris  a été transbordé sur la charrette du service.  L…  est parti à son boulot,  le mulet a retrouvé son écurie.  En principe les choses auraient dues en rester là. 

      Par chance l’affaire n’a pas été ébruitée, les journalistes ne pullulaient pas et encore moins les paparrasis, l’affaire s’est  traitée  sans bruits  en interne. Mais le directeur a pensé que L….était peut-être un peu dérangé !  L… a donc été prié de se rendre à la consultation du médecin de l’administration qui a estimé qu’il n’était pas qualifié et l’a adressé au médecin psychiatre de l’hôpital civil.  Après quelques semaines de repos  L… a repris  son  service accompagné par la charrette.  Tout semblait être revenu à une vie normale durant quelques temps, puis sont apparu  dans sa personne des  troubles inquiétants , des oublis, des prostrations, des crises de larmes, et notre collègue est retourné à l’hôpital, puis stabilisé, retour au travail et de nouveau l’hôpital, cela devenait sérieux. On ne parlait pas encore de » burnaout «  ni de harcèlement.  Le directeur avait fait comme il se doit (pour assurer ses arrières) un compte rendu  des évènements et de la situation  au ministère des PTT à Rabat ; Et L…  s’est retrouvé à l’hôpital psychiatrique de Beerrechid près de Casablanca bien connu au Maroc.  

 De retour de mon service militaire en 1952,  j’ai appris que n’étant pas considéré dangereux pour la société, après un an d’hôpital ;  il avait été rendu à la vie civile  avec une pension et qu’il s’était retiré à Nice ou il avait de la famille. C’était impensable à l’époque  (il s’est  murmuré, qu’ayant fraternisé avec le jeune psy de l’hôpital civil  celui-ci lui aurait donné de bons conseils ?) 

        Ce n’est pas encore la fin de l’histoire...

Quelques années après alors que tout le monde avait presque oublié ; un collègue  d’un autre service qui passait son congé à Nice, l’aurait rencontré et partagé quelques  apéros avec lui. Il aurait rapporté que L…  se portait à merveille, qu’il  avait retrouvé une vie normale, équilibrée, heureuse et qu'il vivrait en concubinage avec l’assistante sociale qui suivait ainsi son parcours au plus près…..

Je n’en ai pas appris plus.

(1) Chouaris: deux grandes sacoches d’une seule pièce en palmier tressé jetées pardessus le bât posé sur le dos de l’animal. 

charge-bourricot-3

 

Merci Maurice pour cette histoire du milieu du XXe siècle à Marrakech que tu nous offres pour notre plaisir !