Meilleurs voeux de bonheur, santé, prospérité aux lecteurs du blog Mangin@Marrakech pour l'année 2021
Marc partage avec nous un texte manuscrit de son père Paul Roché (1902-1979) écrit après 1946.
Paul Roché fut magistrat au Maroc de 1927 à 1960 (33 ans) et en particulier Président du Tribunal de Ière Instance de Marrakech jusqu’en 1957, où il vécut 21 ans, puis Président du Tribunal de Grande Instance de Casablanca de 1957 à 1960.
Officier des Affaires Indigènes durant la guerre
Ancien élève du Centre des Hautes Etudes d’Administration Musulmane (CHEAM-Promotion 1946)
Ancien Vice-Président, puis Président de la section Marocaine (Haut-Atlas) du Club Alpin Français
FÊTE DU MOUSSEM AU TICHKA
Cette fête pastorale nous ramène à huit siècles en arrière, à l’époque où Ibn-Toumert fit l’union des tribus Masmoudiennes pour conquérir le maghreb et l’Andalousie, et pour y établir la célèbre dynastie des Almohades pendant plus d’un siècle.
Le berceau de cette dynastie se trouve à Tin-mel, à quelques lieues d’ici, dans la vallée des Goundafa.
Comme l’a magistralement rappelé M. le Professeur Robert Montagne dans son ouvrage sur « Les berbères et le Makhzen dans le sud du Maroc » (1930), Ibn-Toumert et son disciple Abd-el-Moumen firent reposer les assises de leur immense royaume sur l’appui de quelques milliers de montagnards ignorants, les Hiertata, les Guedmiwa, les Gensifa et les Aït Tin-Mel qui formaient les grandes tribus Masmoudiennes.
A l’origine ces tribus n’étaient que l’agrégat de petits cantons isolés qui se sont réunis sous la bannière du Madhi ¹.
Ce sont, à quelque chose près les descendants de ces grands groupements que nous trouvons rassemblés aujourd’hui au plateau du Tichka.
Je ne pouvais pas commencer cet exposé sans rappeler ce point d’histoire qui a dominé la vie du Haut Atlas et ensuite celle de tout le moghreb au moyen âge.
Nos berbères ont oublié Ibn-Toumert, mais, malgré plusieurs périodes de guerres implacables entre elles, les tribus masmoudiennes se retrouvent groupées et unies par un lien ethnique et géographique indissoluble.
Sous la protection de la France et avec l’ordre assuré, elles viennent ici se rassembler tous les ans à l’occasion de la transhumance d’été.
Guedmiwa, Seskawa, Goundafa, Ida ou Zeddarh dans une entente complète font partager par leurs troupeaux les fameux pâturages du Tichka.
Ce n’est d’ailleurs pas un exemple unique de transhumance dans le Haut-Atlas. Nous en trouvons d’autres ailleurs.
Et d’abord que je vous dise la différence essentielle entre la vie pastorale du Haut Atlas et celle du Moyen-Atlas.
Les berbères du Moyen-Atlas qui sont des Imazighim sont essentiellement pasteurs, ce sont des semi nomades, c'est-à-dire qu’habitant pendant la saison intermédiaire dans les villages des moyennes vallées, comme Azrou, Aïn-Leuh, Immouzer, Itzu, la population presque entière se déplace en été et en hiver, pour aller camper, établir le douar en ensemble de tentes, sur les plateaux herbeux du Moyen Atlas en été et dans la plaine (l’azghar) en hiver. Seuls quelques individus, les vieillards, les malades, quelques femmes et enfants restent au village pour en assurer la garde.
Les gens du Haut Atlas, de l’Anti Atlas et du Sous, au contraire, qui sont du groupe Chleu, sont essentiellement sédentaires. Ils restent à demeure dans leurs villages qui sont solidement bâtis dans les vallées autour de l’Agadir, ou grenier à grain, dans les Sous et l’Anti Atlas, autour des « tighrermt » ou maison fortifiées, véritables châteaux forts dans le Haut Atlas central de Demnat, d’Azilal, dans les Skour, les Imghrane et les M’Gouna.
Ce sont des agriculteurs et des arboriculteurs qui ne pratiquent l’élevage qu’accessoirement. Ce n’est pas à dire que leurs troupeaux ne sont pas importants. On trouve dans la région de Demnat et d’Azilal de réels propriétaires qui possèdent plusieurs milliers de têtes d’ovins et de caprins, mais l’amplitude des mouvements saisonniers est ici bien plus faible que dans le Moyen Atlas et que dans la partie nord-est du Haut Atlas (massifs de l’Ayachi et du Masru)
Nous y trouvons aussi une transhumance d’hiver. Les Oultana mènent leurs troupeaux en Sgharna, les Ftounka et les Mesfiwa en Zemran, les Ourika en Rehamna. D’autres, ceux de la très haute montagne de l’Atlas central gardent leurs troupeaux chez eux en hiver et les nourrissent d’herbe sèche coupée à la belle saison dans les prairies irriguées (tiliba).
Mais dans le cadre de la haute montagne c’est surtout la transhumance d’été qui nous intéresse. Chaque tribu, chaque fraction de tribu a ses pâturages situés sur des plateaux de haute altitude : ce sont les « Aguedal » et les pâturages des cols et des tourbières ; les herbages de l’Izourar, pour les Aït Ba Guemmez, où les Aït m’Goun et même les Aït Atta du Saghro ont des droits, les Igondal Asfariad, Tafenfart, ceux du Rhat, le Tizin’ Iblouzir, pour les Aït Ben-Oulli, l’Aguedal tiliba au pied de l’Amsod et aux sources de la Tessaout pour les Aït Afam des Imghram, les pâturages de l’Anghomeur pour les Glaouas, ceux du Yagour pour les Mesfiana, ceux du Timenkar et de l’Oukaïmeden pour les Ourika et les Riraïa, le Tinzer pour les Aït Tisgui et Aït Imin n’ Tisgui du Tifnout, les azibs du Siroua pour les Aït Waousguit, enfin le Tichka qui en berbère veut dire prairie, pour les tribus rassemblées ici aujourd’hui.
Le caractère sédentaire des gens du Haut-Atlas se retrouve dans leur transhumance. Alors que dans le Moyen-Atlas et à l’Ayachi les pasteurs transportent leurs tentes, ici les bergers s’installent dans des abris établis à demeure, construits en pierres sèches et entourés d’enclos à bétail. Ce sont les « azibs » où ils se fixent pendant les trois mois d’été. Seuls les bergers, accompagnés parfois de leurs femmes y viennent pour garder les troupeaux. Les femmes restent auprès de l’azib, elles font le beurre et le « leben », elles filent et préparent les aliments qui sont très simples (laitages, bouillis d’orge et de millet). Le gros de la population reste dans les villages où elle continue les cultures d’été irriguées (maïs, millet, légumes). L’on trouve même des azibs, comme au Tinzer et au Siroua, où les transhumants pratiquent, tout en gardant les troupeaux, des cultures d’orge tardives. L’orge semé début juillet est récolté en Septembre, avant le retour dans les vallées, car dès le 15 Septembre, en règle générale, les habitants des azibs repartent avec leurs troupeaux, les herbages étant épuisés, et aussi pour fuir les premières neiges.
Puisque les pâtres habitent dans les azibs il en découle que chaque année chacun revient exactement au même endroit, conséquence inévitable du sédentarisme. A chaque village de la vallée correspond un ou plusieurs azibs. Je pense vous avoir instruit assez clairement, quoique sommairement sur les mœurs pastorales du haut-Atlas que nous appelerons «petite transhumance » par opposition à la grande transhumance du Moyen-Atlas.
La fête d’inauguration du Tichka s’accompagne de danses berbères, la Haouach des Taskiouine. Aussi je voudrais vous dire quelques mots sur cette manifestation.
La Haouach, qui correspond à la Haïdous du Moyen-Atlas, est une danse accompagnée de chants en chœur. Comme l’a dit M. Alexis Cottin dans son « Tableau de la musique marocaine » elle constitue le spectacle de choix que la tribu offre en l’honneur d’un haut personnage ou d’un voyageur de marque.
(Photo ci-dessous Haouach Tigouga)
J’emprunte ce passage à cet auteur « elle est, selon l’expression du Révérent Père Paul Hector, une ligne ondulante dont l’axe mouvant d’ondulation est à hauteur de la ceinture, tout ce qui est au dessus s’orientant en bas, tout ce qui est en dessous s’orientant en haut vers cet axe. Envisagée du point de vue de la dynamique cette ligne ondulante est la résultante à la fois d’un mouvement vertical et d’un mouvement horizontal très subtilement imbriqués l’un dans l’autre pour produire l’impression d’ensemble… ».
Que ce soit à Ouarzazate, dans les Skoura, ou bien aux Glaou, aux Ftoucka ou aux Aït Ben Oulli ; le principe est le même. A l’occasion d’une fête d’été ou de la venue d’un grand chef indigène ou bien du « hakem », les jeunes hommes et les jeunes femmes du village se rassemblent devant les murs de la casbah ou bien dans une aire à battre. Les femmes sont vêtues de leurs belles robes de soie, la tête couverte d’un grand foulard multicolore dont les franges leur retombent jusqu’aux talons, les bras et le cou entourés de lourds bijoux.
Elles se rassemblent sur une légère courbe pendant que les hommes font chauffer le tallount (tambourin) auprès du feu pour en tendre la peau afin qu’il donne un son plus métallique. Le raïs ou chef d’orchestre lance le premier un thème d’une voix suraïgue et d’abord hésitant puis il frappe son tallount de la paume de la main, les autres joueurs de tambourin, maintenant rassemblés, répondent, le thème se répète, il est repris par les femmes qui font face aux hommes et qui commencent la danse chantée, se tenant par la main, les doigts enlacés ou bien battant des mains, elles sautillent alternativement sur la pointe des pieds et le talon en balançant leur corps d’avant en arrière et de bas en haut (c’est le mouvement vertical), pendant que l’ensemble ondule horizontalement et que leur tête se tourne harmonieusement à droite et à gauche.
(Photo ci-dessous ( Amismatert – Gedmiwa)
Dans d’autre « Haouach » les hommes qui ne jouent pas du tallount dansent aussi en battant des mains ou dans une attitude uniforme, mais sans reproduire le même mouvement ondulant que les femmes. C’est l’Haouach des Aït Mohouad, des Ftouaka et des Aït Ben Oulli où le thème rythmé atteint les limites du sublime et où l’ensemble typique est étonnamment sauvage devant les pentes neigeuses du Rhat.
La Haouach de Ouarzazate, des Glaoua et des Mesfioua est moins vive moins sauvage, plus languisante. Elle est moins typiquement berbère, plus mêlée d’indolence arabe.
Celle des Taskiouine des Guedmiwa et des Seksawa est toute autre. Elle est unique dans son genre.
Alors que toutes les Haouach du Haut-Atlas, comme les Haïdous sont mêlées d’hommes et de femmes, celle-ci est uniquement exécutée par des hommes. Elle est la représentation la plus dynamique de la danse berbère. L’ensemble en est parfait, il est empreint d’unité, de discipline, sans fausse note il est l’expression la plus pure de l’âme masmoudienne.
Ces danseurs sont les descendants des guerriers d’Ibn Toumert dont l’esprit d’ascétisme plane sur cette manifestation sans femmes.
Ici pas de ligne ondulante souvent lascive, comme ailleurs, uniquement de la vie et l’évocation de l’unité almohade que nous pouvons deviner comme une survivance d’un passé glorieux.
Mais est-ce tout ?
Je ne le crois pas. Il faudrait aussi chercher l’explication de cette corne de bélier que chacun des danseurs porte sur son épaule.
N’est-ce pas une survivance d’un rite païen animiste antérieur à l’islamisation du maghreb ?
Il est admis que les rites du bélier (Ammon-Râ) ont survécu dans le grand Atlas. Les Taskiouines ne sont-ils pas une preuve de cette survivance ?
Je laisse aux historiens et aux égyptologues le soin d’élucider cette question, mais cette analogie méritait, je crois, d’être soulignée.
Je pense que cette fête vous fera aimer la montagne marocaine et ses populations si sympathiques.
J’espère aussi que mon modeste exposé aura contribué à vous les faire comprendre et vous incitera à les étudier.
(1) Mahdi : Envoyé de Dieu. En l’occurrence désigne Ibn Toumert. La doctrine mahdiste insiste sur l’unité de Dieu et les disciples d’Ibn Toumert et d’Abd-al-Moumen furent ainsi nommés les Almohades, c'est-à-dire « Les Unitaires ».
ANNEXES :
Un courrier de Jacques Berque à Paul Roché du 31 mars 1951; et sa réponse du 25 avril 1951
- D’après Wiki-pédia; Jacques Berque (1910-1995), est un sociologue et anthropo-logue orienta-liste français.
Jacques Berque a été titulaire de la chaire d'histoire sociale de l'Islam contemporain au Collège de France de 1956 à 1981 et membre de l'Académie de langue arabe du Caire à partir de 1989.
Il est l'auteur de nombreuses traductions, dont celle du Coran et de Mémoires des deux rives, appréciées notamment pour la qualité de leur style. Il décrit l'utopie d'une « Andalousie », c’est-à-dire d'un monde arabe renouvelé, retrouvant à la fois ses racines classiques et sa capacité de faire preuve de tolérance et d'ouverture.
Les observations de Paul ROCHÉ ont servi à Jacques BERQUE. On peut le vérifier dans les pages 200 à 207.
- Je cite Jean Daniel dans « Demain la nation », Editions du Seuil, Mai 2012. P. 197
« Jacques Berque, arabisant partout reconnu et aujourd’hui célébré ne suscitait l’accord des arabo-musulmans sur l’utopie andalouse, chère à son cœur, que lorsqu’elle impliquait un islam majoritaire. La fameuse Andalousie des trois religions, avec l’Âge d’or de Maïmonide et d’Averroès sous les règnes concurrents d’Aristote, de Moïse et de Mahomet, mais surtout d’Aristote, était le fruit d’une souveraine mais bien musulmane tolérance. »
- A noter qu’un institut Jacques Berque existe à Rabat.
Fondé en 1991, le Centre Jacques Berque pour le développement des sciences humaines et sociales au Maroc est une Unité mixte des instituts français à l’étranger (UMIFRE).
Je saisi l'occasion pour un "ricoché" annuel en souhaitant à toutes et tous les lecteurs du BLOG pour l'année 2021 ;
Zéro tracas,
Une belle année,
Que les tristesses et les soucis de l’année 2020 soient vite oubliés, et que les 365 jours prochains deviennent pour vous une promesse de bonheur, de santé et de joie.
Marrakchamitiés
Marcel Martin