CHKOUN ANA DE MYOSOTIS, UNE MARRAKCHIA EXILÉE EN CALIFORNIE
Les souvenirs de notre enfance et adolescence à Marrakech nous habitent. Une jeune fille du quartier de l'Arset el Maach raconte son histoire. Elle révèle son identité profonde sans donner son nom. Elle témoigne des années 50 à Marrakech, son paradis perdu.
© Rappelons que ce récit fait partie des éditions Chkoun Ana au titre protégé. Il ne peut être reproduit pour publication sans l'autorisation écrite (à demander à l'auteur du blog) et sans la mention de l'édition.
xxxxxxxxxxxxxx Chkoun Ana de MYOSOTIS
Après avoir lu quelques articles concernant les divers auteurs de CHKOUN ANA qui rapprochent vraiment les anciens de Marrakech j'ai pensé qu'il me fallait moi-même raconter un peu mon passé et mes souvenirs dans cette cité.
Un jour, un ami marrakchi m'a proposé de porter le surnom de Myosotis. J'ai accepté cette appellation en riant, mais je n'ai compris que de nombreuses années plus tard, alors que l'anglais était devenu ma seconde langue usuelle que le nom anglais de cette fleur était Forget-me-not soit en français Ne m'oublie pas. C'est donc cette signature que j'adopterai pour mon propre Chkoun Ana.
Mais auparavant je sollicite de la part des lecteurs un peu d'indulgence pour mes écrits, car vivant en Californie depuis plus de 50 ans, je n'ai guère ici l'occasion de pratiquer le français et mon texte risque d'être parfois entaché de tournures et d'expressions ouest américaines. Merci d'avance pour votre compréhension.
Je suis née à Marrakech un jour de presque veille d'hiver. Je vis aujourd'hui aux États Unis depuis 1963. Quand une jeune sœur m'a informée de l'existence de votre site et de CHKOUN ANA en février 2014 j'ai été étonnée et agréablement surprise par les textes de votre groupe resté fidèle à notre pays bien aimé, notre si beau et accueillant paradis perdu.
Le soleil brillait-il sur Marrakech le jour de ma naissance ? Personne ne m'en a jamais rien dit, et pourtant ce soleil, ce ciel bleu de la ville de mes racines bercent encore mon cœur de leur vivacité.
J'avais très vite montré que j'étais un petit garçon manqué et mon caractère ne fut jamais docile, au grand regret de mes parents que j'adorais, mais aussi de mes professeurs qui m'auraient souvent souhaitée un peu plus disciplinée.
À Marrakech j'ai eu une enfance merveilleuse et tranquille. De cette plus tendre enfance j'ai le souvenir de jeux dans la cour de la COSUMA dirigée par mon père. Son adjoint avait une fille, Annie, sensiblement de mon âge et de celui d'un de mes frères, et nos galopades et nos cris faisaient résonner les murs de cette cour. Les parents d'Annie habitaient dans un appartement au dessus de l'entreprise.
Dans ma prime jeunesse, mes parents m'inscrivirent à l'école primaire d'Arset Et Maach Filles, à quelques pas de notre maison.
Une classe heureuse de Madame Durant, un ou deux ans avant Myosotis.
L'école était dirigée par Madame DURANT. Un muret d'environ 1,50 m de haut séparait notre cour de récréation de celle de l'école des garçons dirigée par Monsieur ABERT. Je remarquais vite que des garçons passaient régulièrement leur tête afin de jeter un œil par-dessus ce muret, pour regarder dans notre direction. Déjà, les plus grandes d'entre nous, qui devaient avoir 12 ou 13 ans prisaient ces regards, feignant cependant d'y être indifférentes. Quant à nous, les petites, on se demandait à quoi tout ceci rimait.
Un peu plus tard j'ai poursuivi mes études secondaires jusqu'au brevet de juin 1956 au Cours Complémentaire Georges et Maurice Leven de l'Arset El Maach.
Cours complémentaire Georges et Maurice Leven en janvier 1953
Je vais conter ici une petite anecdote qui m'amène toujours à sourire. À l'heure des cours de math, que je détestais, je faisais le clown et m'amusais avec les garçons que je préférais aux filles parce qu'ils étaient beaucoup plus sympathiques que la plupart d'entre elles, qui se donnaient des airs et étaient pour la plupart fausses et envieuses. J'adorais faire le clown, ennuyant ainsi ces filles idiotes et jalouses. Mon prof, irrité par mes distractions en classe, m'envoyait au bureau du directeur pour me punir. Or ce directeur m'aimait beaucoup et de plus il aimait m'entendre chanter en soliste au sein de notre fameuse et belle chorale. Alors pour punition il commençait par des remontrances, mais juste après il me disait: “à présent je pourrais te punir sévèrement, tu le sais. Mais comme j'aime t'entendre chanter je vais te pardonner si tu chantes pour moi la belle chanson< VEOULAYE> alors tu seras quitte !”
À la sortie des classes les filles râlaient de me voir assise en train de fredonner en hébreu cette jolie mélodie que le directeur écoutait les yeux fermés, affichant un heureux sourire.
Après le brevet, en septembre 1956 Papa exigea que je poursuive mes études à l'ORT de Casablanca. J'avais choisi de devenir esthéticienne mais je n'ai pas un souvenir très agréable de cette poursuite de scolarité.
En effet, mon père, très pointilleux quant à l'éducation de ses filles, rageait de voir les garçons un peu trop souvent dans mon entourage. Un de mes frères lui-même considérait que sa petite sœur ne devait rencontrer aucun de ses amis, et ma vie me semblait peu à peu se transformer en la vie d'une prisonnière. Je crus qu'à Casa je bénéficierais de plus de liberté, la vérité fut toute autre : une véritable prison sans barreaux avait été substituée à la semi liberté dont je bénéficiais jusqu'alors.
Cet intermède casablancais s'interrompit fin décembre de l'année scolaire suivante. J'avais pris mon courage à deux mains et avais fait face à papa lui disant que je quittais l'ORT. Je suis alors revenue définitivement chez moi à Marrakech.
En juillet 1957 j’ai connu mon futur mari lors d'une surprise-partie où j’étais invitée au jardin d’été. Une danse fut suffisante pour lui pour poursuivre nos relations ce fut le coup de foudre pour lui plus que pour moi. J’avais 19 ans et lui 28 ans.
Le jardin d'été, Café de la Paix, un dimanche après midi.
Au bout d'un certain temps mon amoureux m’a demandé en mariage. Mais mon père refusait catégoriquement de me voir épouser un soldat américain. Il insistait pour que je retourne à l’ORT et ma prison de Casablanca. Après 3 mois de cet isolement et une forte déprime je suis retournée à Marrakech et c'était mon américain qui souffrait de cette séparation. J’avais pris ma décision une bonne fois pour toutes et j’ai tenu tète à mon père. Ma soif de liberté et ma rébellion ont fait que j’ai tenu à épouser cet américain parce que je voulais fuir ma cage dorée. En me mariant je voyais mon salut à l’horizon de ma vie. En janvier 1959 mon soldat et moi étions mariés à Marrakech.
L'Avenue du temps où l'horloge était encore devant la Poste. Photo J. Belkowiche 1961 DR
Mon mari fut ensuite affecté à la base de Nouasseur. Puis en 1963 nous avons définitivement quitté le Maroc. À cette époque, les bases américaines commençaient à fermer. Avec 2 enfants et enceinte du 3ème, notre nouvelle destination après Nouasseur fut une immense base de l’Air Force à Minot (North Dakota) près de la frontière canadienne. Mes enfants en bas âge et moi y étions sous les tempêtes de neige pendant 6 mois d’affilée, enfermés dans notre appartement pendant que mon mari patrouillait et gardait les missiles destinés à cette époque à la Russie
Du jour au lendemain, je fus plongée dans une culture différente. Aussi m'a-t-il fallu au moins 3 ans pour m'adapter à la vie américaine.
J'avais le mal du pays et pleurais souvent mon Maroc et ma ville de naissance. C'est alors que je réalisais que j'avais quitté pour toujours notre petit paradis et les beaux souvenirs de mon enfance, de ma famille et de mes amis les plus chers. J'avais à peine 25 ans. Je réalisais avoir abandonné ce passé sur un coup de tête que je regrettais. Ces souvenirs retrouvés je le garderai en moi jusqu’à la fin de ma vie.
Je n'ai jamais oublié mon pays natal ni les amis de ma jeunesse inoubliable et heureuse. De ce fait et après 4 ans d’un mariage pas très heureux j’ai choisi de ne pas détruire mon foyer et me suis forcée à m’adapter et à aimer mon nouveau pays. Mes enfants étaient mes plus beaux trésors. Ils m’ont rendu mon amour au centuple. Veuve depuis plus de 22 ans je suis aujourd’hui libre et heureuse entourée d'un monde que j’aime et fière d’avoir créé afin de faire face à la vie et au futur.
Pour moi Marrakech était la plus belle ville du monde où musulmans, juifs et chrétiens se côtoyaient en bons termes, où nous avions entre nous de très bonnes relations, où nous faisions partie d'une même famille marrakchie et où personne ne s'intéressait au fait qu'un tel soit marocain, français, russe ou grec ou que sais-je encore.
J'ai dit plus haut qu'un camarade marrakchi m'avait gratifiée du surnom de Myosotis. Il semble que ce terme devait me poursuivre. Ici je rapporte une autre apparition de ce FORGET-ME-NOT. Une de mes sœurs aînée, âgée à présent de 91 ans a été frappée par la terrible maladie d'ALZHEIMER.
L'amie de l'une de mes sœurs et moi-même sommes en relation avec une infirmière diplômée experte à s'occuper au sein d'un groupe support des personnes atteintes de cette maladie et des familles de ceux qui souffrent de cette maladie.
Aussi j'ai eu une grande surprise un jour, lorsque cette infirmière m'apprit que l'organisme auquel elle appartenait avait pour nom . Certes ce nom est tout à fait justifié dans ce cas, mais pour moi, il ravivait certains souvenirs anciens.
Dans les Chkoun Ana parus j'ai pu lire qu'un auteur faisait raconter son vécu marrakchi par un prétendu Mounéro. Personnellement je reste attachée à l'appellation de Myosotis, et si cet ami du passé a l'occasion de lire un jour ces lignes, qu'il soit assuré que je n'ai rien oublié de Marrakech, de mes amis, de mes joies et de mes peines.
Pour terminer, marrakchis d'hier et d'aujourd'hui, je vous dédie, ce sonnet de Félix D'Arvers qui évoque tant de choses pour moi.
Mon âme a son secret, Ma vie a son mystère.
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.
Hélas j'aurai passé près d'elle inaperçu.
Toujours à ses côtés et pourtant solitaire
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.
Pour elle quoique Dieu l'ait faite douce et tendre
Elle ira son chemin distraite sans entendre
Le murmure d'amour élevé sous ses pas.
A l'austère devoir pieusement fidèle.
Elle dira lisant ces vers tous remplis d'elle ;
Quel est donc cette femme ? Et ne comprendra pas !
Merci à Myosotis de nous avoir conduit dans notre ville bienaimée et de nous avoir décrit tout ce que nous perdions à la quitter. Seul l'amour de nos proches peut nous en consoler.
© Ce récit fait partie des éditions Chkoun Ana au titre réservé. Il ne peut être reproduit pour publication sans autorisation écrite et sans la mention de l'édition. Mangin@Marrakech, 8 Juillet 2014.