LIMANTON, REPORTAGE PHOTO À MARRAKECH :1907 - 1913
LE PHOTOGRAPHE E. LIMANTON DE CASABLANCA SE DÉPLACE À MARRAKECH AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE
LA COLLECTION :"LA RÉVOLUTION MAROCAINE"
E. Limanton est un photographe établi à Casablanca au début du XXe siècle. Il est présent en 1907 à l'époque de l'attaque des intérêts européens suite aux troubles qui ont suivi la construction d'une voie de chemin de fer Decauville à voie étroite dans l'emprise d'un cimetière à Casablanca. L'assassinat de neuf ouvriers européens travaillant sur le chantier en fut la conséquence immédiate, ce qui provoqua le débarquement des troupes françaises et espagnoles. D'emblée Limanton, dont le nom est le toponyme d'un village de la Nièvre et le nom de son château, crée une série "La Révolution marocaine" avec des clichés montrant l'armée, par exemple "Légionnaires de corvée", mais également les différents quartiers de la ville de Casablanca à la même époque. L'année 1907 avait été marquée également par le meurtre du médecin français Mauchamp à Marrakech devant son dispensaire.
Porte du dispensaire du Dr Mauchamp. Cette maison appartenait au Dr Linarès, il l'avait reçue en cadeau du Sultan pour services rendus. Le Dr Linarès l'avait mise gratuitement à disposition du Dr Mauchamp à son arrivée en 1905.
Limanton va étendre cette collection casablancaise "La révolution marocaine" en se déplaçant dans la ville rouge. De cette visite nous présentons quatorze clichés de l'artiste, l'un montrant une rue de la Médina avec un aperçu extérieur d'une riche demeure, un autre la porte du dispensaire du Dr Mauchamp, les huit suivantes les toits en terrasses de l'époque et quatre autres clichés révélateurs des difficultés de Limanton à photographier des arabes ou des berbères à cette époque. Le seul cliché avec beaucoup de personnages représente une noce juive dans une maison. Une école franco-israélite fonctionnait dans le Mellah depuis 1901, un juif, M. Hazan gérait la Poste française depuis 1903. L'hospitalité des juifs du Mellah pour les français et notamment du directeur de l'école Nissim Falcon a permis à Limanton de prendre ses premiers clichés de Marrakech.
E. Limanton, lors de cette première visite à Marrakech n'a probablement pas eu l'autorisation de se promener dans la ville comme il l'aurait voulu. Selon Christian Houel, le journaliste du Matin, si le docteur Mauchamp a été assassiné, c'est parce qu'il avait fixé sur le toit de son dispensaire un grand roseau surmonté d'un fanion blanc pour indiquer à son ami Louis Gentil qui habitait quelques terrasses plus loin dans le Mellah qu'il était présent dans sa maison. Il enlevait le fanion quand il s'absentait. Ce grand roseau aurait été pris pour une antenne radio, que beaucoup de marocains craignaient, car il leur avait été dit que si les français utilisaient la radio, l'armée française pourrait arriver par surprise et dévasterait leur ville. Le docteur fut pris pour un espion et traité comme tel. Limanton quelques semaines plus tard muni de son imposant appareil photographique ne pouvait prendre le risque d'etre pris aussi pour un espion.
Ce cliché de la porte du Dr Mauchamp fera aussi partie d'une collection numérotée de Limanton plus tardive avec le N°42
Trois photographies publiées sur le livre posthume du Dr Mauchamp La sorcellerie au Maroc. Le Dr sur son cheval (1906) à proximité de la Koutoubia, la porte défoncée le 17 mars 1907, le jardin du dispensaire et les traces du pillage. Cliquer sur les vignettes pour les agrandir. Ces trois clichés dont l'exposition à la lumière est mal étudiée ne sont pas de Limanton. Elles font apparaitre par différence la qualité des prises de vue de Limanton.
Extérieur d'une maison dans une rue très étroite; le verso des cartes de cette collection est très classique. L'identité du photographe-éditeur se trouve au bas du cliché, en plus petit que la légende. Le même cliché sera repris par Limanton dans la collection non numérotée. L'identité de l'éditeur sera alors sous la légende.
Les toits de Marrakech: Vues prises de terrasses
E. Limanton vient se rendre compte de la manière dont il était possible de correspondre par les terrasses de Marrakech et nous livre un panoramique exceptionnel et presque complet sur les toits de la ville. Nul autre photographe que lui n'a édité autant de clichés des toits de Marrakech en 1907. Remarquer les oblitérations de la poste espagnole qui témoignent de la présence de plusieurs réseaux postaux européens au Maroc occidental avant le Protectorat français, lequel mettra en place une poste chérifienne unique.
Au centre, la porte d'entrée du palais du Sultan. Cette vue sera reprise également dans une autre série, avec un tirage qui fera mieux apparaitre les nuances des gris et une légende légèrement différente.(voir ci-dessous à droite)
la partie correspondance de la collection "Révolution marocain" est classique
Vue panoramique N°2, à droite sur la ligne d'horizon, le palais du Sultan. On trouvera plus loin les vues panoramiques N°1 et N°3 dans les autres collections.
Une vue générale
Une vue générale au centre de la ville. Limanton rééditera ce cliché en 1912 dans sa collection numérotée et lui donnera le N° 35.
Vue générale, coté Est.
Vue générale côté sud, dans le lointain les montagnes de l'Atlas
Même type de verso pour la correspondance.
Ce cliché sera réédité dans une autre collection de Limanton.
L'intérêt de Limanton pour le Mellah
Au Mellah - Vu prise de la montagne d'ordures, en bas une mare boueuse et à l'horizon les montagnes de l'Atlas couvertes de neige.
Cette montagne d'ordures fut quelques années une attraction touristique; elle était mentionnée sur le premier Guide de Marrakech de juin 1913. Puis pour des raisons évidentes d'hygiène la montagne fut supprimée. On s'en souvenait encore en 1948, comme l'écrit Joseph Dadia dans ses mémoires "Espérance" écrites en 2005.
A titre de document, une photo de Casablanca appartenant à la même collection "Révolution marocaine", mais un peu plus tardive car sans marge. Cette église des franciscains n'était pas encore construite en 1907. La chapelle anglaise fut la première église chrétienne construite à Casablanca, le premier service y eut lieu le 23 décembre 1907. En 1906 les anglais étaient plus nombreux que les français à Casablanca.
Vue extérieure de l'église des Pères franciscains
La collection "Révolution marocaine" commence à être publiée en 1908 à Casablanca; à Marrakech les premières cartes de E. Limanton voyagent à partir de 1909; les clichés pourraient avoir été pris entre avril 1907 et la fin de 1908.
Nous ne savons pas grand chose sur le photographe-éditeur Limanton, nous avons cherché auprès de personnes portant le même nom sans grand succès. Nous faisons appel aux casablancais qui pourraient avoir des photos de cet artiste. D'après le journaliste Christian Houel, Limanton fut l'un des cinq premiers photographes établi à Casablanca avec Gillot, Pierre Grébert, Joseph Bossuge et Chelles.
L'approche photographique de Limanton
E. Limanton revient plus tard à Marrakech dans une période politiquement plus calme que la première fois. Il prendra ses photos fin 1912 apès l'intervention du Colonel Mangin, venu délivrer les plénipotentiaires français faits prisonniers en violation des règles internationales de protection des ambassadeurs et aussi chasser El Heiba, qui soutenu par son armée d'hommes en bleu, prétendait remplacer le Sultan de la lignée Alaouite. Limenton a pris certains clichés le 19 juin 1913 quand La Mehallah est revenue défiler à Marrakech après sa victoire définitive sur El Heiba. C'est dans ce contexte que E. Limanton prend ses photos. Il composera deux nouvelles collections distinctes, dont l'une numérotée. Dans ses nouvelles collections il reprendra certains clichés de 1907-O8.
Avant de nous montrer Marrakech, Limanton photographie la route pour y accéder, ou plutot l'absence de route.
Route de Marrakech, Vallée de l'Oum Er-Bia
Route de Marrakech - Vue du col de Djebilat
Cette collection est marquée par les récentes interventions militaires, le photographe est aussi reporter. Il réutilisera ce beau cliché des Djebilets dans sa collection numérotée sous le N°30.
A l'arrivée, Rivière et Palmeraie - (Oued Tensift et colline du Guéliz).
Magnifique prise de vue montrant Marrakech comme s'il s'agissait d'une oasis.
Pont et Oued Tensift - Carte conservée et finalement expédiée en mai 1918.
Limanton photo-reporter présente l'armée
Camp du Guélliz, les Sénégalais
Au Guélliz, coin pittoresque. Il s'agit de l'étendage d'une lessive.
Vue générale intérieure de l'Aguedal, ancien palais du Sultan -
Un spahi algérien face à deux spahis sénégalais, ceux-là même qui ont fait fuir El Heiba en septembre 1912.
Vue générale de l'Hopital militaire (ex palais des Sultans) -
Carte expédiée le 05/08/13. Limanton réussit à trouver un angle de vue qui lui permet d'obtenir le reflet du palais dans le bassin.
Vue des Jardins du colonel Mangin - Limanton nous révèle ainsi que Mangin avait installé ses quartiers non loin de la Koutoubia. Le camp du Guéliz n'existait pas encore...
Vue panoramique N°1, à droite la Koutoubia.
Ce cliché est contemporain de la première collection "Révolution marocaine". Il a été réutilisé cinq ans plus tard dans la nouvelle collection composée aussi de vues de 1913.
D'autres clichés s'intéressent à la communauté juive de Marrakech
Boutiques Juives au Mellah -
Limanton photographie les personnes situées dans la zone ensoleillée. Il garde une distance avec les personnes les plus proches.
Soko du Mellah (quartier Juif) -
Limanton photographie depuis un point haut, comme s'il ne voulait pas que son appareil soit repéré.
La visite de Marrakech se poursuit
Vue du Pont et de l'Oued Tensift (carte fut expédiée le 07/11/1913).
Il s'agit d'une des vues reprise de la première collection. L'édition nouvelle est probabement de juillet 1913.
Intérieur d'une maison et à droite la correspondance datée du 04/05/1913 de la carte suivante.
Ce cliché de l'intérieur d'une maison a été repris par Limanton dans sa collection numérotée (N°33)
Place du Soko, un jour de fête, tourniquets marocains.
Les regards des marocains montrent leur étonnement devant le photographe et son matériel. Il s'agit probablement de la fête de juin 1913 autour du jeune et nouveau Sultan Moulay Youssef qui reçut la soumission de nombreuses tribus jusqu'alors dissidentes.
Fontaine et abreuvoirs, Quartier des Qzours -
Limanton réussit une belle prise de vue qui met en valeur l'architecture tout en captant le mouvement des personnages.
La collection numérotée de Limanton
Quelques échantillons de cette collection nous montrent l'approche photographique de l'artiste. Elle a été composée après la visite du nouveau Sultan Moulay Youssef à Marrakech en juin 1913.
1 - Marrakech Le Sultan Moulay Youssef, près de la Ville.
Arrivée du Sultan, l'entrée en ville
3 - Rue près de la Casbah
4 - Mosquée des Beni-Youseph -
Le minaret semble s'arrêter en terrasse, mais la marge de la carte cache la partie supérieure du minaret.
5 - Le Soko
8 Porte Bab El Khemis -
Il est assez rare de pouvoir associer une écriture et une signature à un visage, surtout après plus d'un siècle. Ici une carte du 28 juin 1913 à un ami. M. Lassalas, le Directeur de la Compagnie Marocaine à Marrakech originaire d'Auvergne et pris en photo au printemps 1907 après le meurtre du Dr Mauchamp.
9. Porte Berrimah ou Portugaise -
Grâce aux personnages Limanton met en valeur le gigantisme de la porte
10 - Route de Casablanca
11 - Remparts et Rue de la Casbah
12 - Marabout et Vue générale, près la Porte Portugaise
20 - Au Guelliz Vue générale du Camp. Au début de la construction des baraquements en bois. Il n'y a pas encore de fortification sur le Jbel Gueliz.
À l'Hopital militaire, ex palais du Sultan: 21. une porte et 22. un plafond.
A l'hopital militaire, 23. Porte d'une salle et verso daté du 1er/11/1913
Entre la N°24 et la N°27 le dos des cartes postales change d'impression.
27 - Une rue à la Medihna, quartier arabe (09/01/1913) verso ci-dessous
25 - Oliviers près du Pavillon de Chasse
32 . Vue panoramique N°3 ( à gauche jardins du Palais) . Ce cliché a probablement été pris en 1907-1908, comme les autres vues panoramiques.
33 - Intérieur d'une maison - Ce cliché a déjà été édité en 1908
37 - Une rue du Mellah - Il s'agit de l'entrée du Mellah, la porte d'accès dont n'apparait que la partie supérieure se trouve complètement à droite. Le dessin de la menorah à sept branches sur le mur, signe d'une maison habitée par des juifs est ici particulièrement gigantesque.
40 - Route de Marrakech, Passage de l'Oum-Er-Bia sur des peaux de bouc au pont rompu d'El Gantera-Djridj
41 - Dans les jardins du Sultan. "J'y ai campé pendant un mois"
Les troupes françaises sont souvent en intervention dans le bled et les régiments se succèdent à Marrakech pour des périodes de réajustement des effectifs et de remise en état des armes et du matériel. Le Sultan Moulay Youssef dispose aussi de ses propres Méhallahs (armées). Ses Méhallahs ont vaincu El Heiba à Taroudant et c'est précisément en juin 1913 que revenue à Marrakech elles défilent victorieuses. Le chroniqueur militaire écrit: "Les mehallahs chérifiennes ayant opéré au Sous sont rentrées le 19 à Marrakech. 600 cavaliers et 800 fantassins ont défilé en ville dans un ordre imposant. Le colonel Savy, Commandant la Région par intérim, s'est porté au devant des mehallas, accompagné des grands caïds et des notables de la ville. Il a félicité le khalifa du Sultan et les chefs marocains au nom du Gouvernement français et du Résident Général."
Sur le chemin du retour vers Casablanca, Limanton photographie les ruines du pont qui joignait le Maroc du Sud au Maroc du Nord.
46 - Route de Marrakech - Vue du pont rompu, El Gantera El-Djridj, sur l'Oum-Er-Bia
Belle mise en valeur de l'architecture d'un pont construit avec des pierres de taille.
Le photographe casablancais Limanton nous offre de belles vues de Marrakech prises au cours de deux ou trois visites effectuées dans la Ville rouge. La première visite doit être datée de fin 1907 et peut être même de 1908. Il était alors dangereux pour un européen et encore plus pour un photographe de se montrer en Médina. Pour sa propre sécurité il devait rester à l'extérieur des remparts ou se réfugier au Mellah d'où il était possible de photographier les toits.
Une deuxieme visite de Limanton à Marrakech a pu se produire en octobre 1912 après que le Colonel Mangin ait chassé El Heiba de la ville. Après cette date Limanton a pris les vues qui ont enrichi ses deux autres collections. Il a probablement réédité certaines cartes en juillet 1913, car beaucoup d'entre elles ont été expédiées d'aout 1913 à janvier 1914. Il ne semble pas que Limanton soit revenu à Marrakech après 1913.
Sans le concours des collectionneurs Bazooka Joe et Halfaoui, il aurait été impossible de comprendre les circonstances dans lesquelles Limanton a réalisé ses clichés. Grâce à la richesse de leurs collections et aux informations sur les dates de rédaction et d'expédition de leurs cartes postales anciennes nous pouvons dater les clichés et les associer aux événements qui font partie de l'histoire du Maroc. Nous les remercions de mettre si généreusement ces clichés à la disposition des amoureux de Marrakech.
Michel de Mondenard
© Cet article ne peut être reproduit sans l'accord écrit de l'auteur et sans la mention de l'édition et de sa date: Mangin@Marrakech, 21 septembre 2011.